Myat Swe, 49, le fondateur de Frontier, a passé huit ans en prison. (Photo: Steven Tickner / Frontier)

Actuel – 15.04.2019

Concevoir un magazine en prison

Eva Hirschi sur la mutation des médias en Birmanie et sur l’éditeur Myat Swe, qui a fondé un magazine malgré huit ans passé en prison.

Myat Swe, que tout le monde appelle Sonny, donne l’impression d’être constamment pressé lorsqu’il se précipite à travers la rédaction, smartphone à la main, en route d’un rendez-vous à l’autre. Il échange quelques mots avec les reporters, lance une plaisanterie, avant de disparaître dans la salle de réunion pour y conclure des affaires avec des personnages importants.

Le fondateur et éditeur du magazine Frontier est homme d’affaires jusqu’au bout des ongles. Sans avoir de formation de journaliste, cet homme de 49 ans est l’un des personnages les plus importants du paysage médiatique birman.

Depuis 2015, l’hebdomadaire Frontier couvre de manière indépendante la politique birmane. Il s’est forgé une réputation grâce à des enquêtes approfondies et des articles de fond. De nombreuses ambassades et organisations internationales y sont abonnées, ce qui aurait été impossible quelques années auparavant en raison de la censure étatique. L’histoire de Frontier et de son fondateur nous en apprend beaucoup sur la mutation du paysage médiatique birman ces dernières décennies.

Apprendre le métier. En 1988, la révolution populaire éclate dans l’ancienne capitale Rangoon (désormais Yangon): des dizaines de milliers de citoyens manifestent contre le régime militaire et en faveur de la démocratie. Le jeune Sonny, qui est alors âgé de 18 ans, veut aussi y participer, mais son père, un haut gradé des services secrets militaires, le lui interdit. Il décide d’envoyer Sonny aux Etats-Unis pour y étudier la Business Administration.

Lors de son retour en Birmanie, Sonny devient imprimeur. A cette époque, il n’y a pratiquement pas d’imprimeries dans le pays; ses affaires sont prospères grâce à ses presses introduites clandestinement depuis la Thaïlande. Il commence par imprimer des en-têtes de lettres et des documents pour des entreprises, lorsque soudain le gouvernement lui confie une commande importante: l’impression d’un journal régional étatique dans le Mandalay. «Je ne connaissais rien aux journaux, confie Sonny, mais je ne pouvais tout simplement pas refuser une telle commande.»

Sonny n’oubliera jamais le premier jour de travail: «Le premier numéro du journal était prévu pour 5 h 30 du matin — il n’est paru que tard dans la nuit.» Les mois suivants, Sonny travaille sans relâche, le visage couvert d’encre, mais toujours un sourire collé aux lèvres. «Ce travail a fait naître une véritable passion en moi.» Pour lui, c’était clair: «Un jour, j’imprimerai mon propre journal.»

Après deux ans, il revient à Yangon. Il fonde en collaboration avec l’australien Ross Dunkley le Myanmar Times — à la fois premier hebdomadaire privé, premier journal anglais et première joint venture internationale du paysage médiatique birman. C’était en 2000.

Cette entreprise aurait été impossible sous le régime militaire, les médias privés étant extrêmement rares depuis 1964. S’ils existaient, c’était des mensuels qui étaient soumis à une censure stricte. Les premières réformes n’ont eu lieu qu’après les soulèvements de 1988. En 1989, les premières licences étaient accordées à des journaux hebdomadaires, même si ceux-ci continuaient à être soumis à la censure.

Antenne satellite illégale. A la fin des années 1990, il n’y avait pratiquement pas de journalistes dans le pays. La première équipe de rédaction de Sonny était composée d’un dentiste, d’un avocat et d’un guide touristique. «L’essentiel c’était qu’ils maîtrisent l’anglais», explique Sonny. C’est dans des workshops qu’ils ont appris le métier. Le journal en anglais a connu un succès considérable et le premier numéro en birman est sorti un an plus tard, en 2001. Celui-ci a rapidement dominé le marché national des médias. C’était comme si la population avait attendu l’apparition d’un tel journal.

«Les gens étaient avides de véritables d’informations», dit Sonny. Pour les leur fournir, il s’est abonné à l’agence française de dépêche AFP. Pour pouvoir recevoir ces dépêches, il a dû installer en tout illégalité une antenne satellite sur le toit de la maison où était installée la rédaction, de sorte qu’elle soit invisible depuis la route. A l’époque, Internet était pour ainsi dire inexistant en Birmanie.

Dès lors, le pays avait enfin accès aux nouvelles internationales. Certes, il serait exagéré de prétendre que c’était un journal indépendant et neutre, d’autant plus qu’il était soumis à une censure préalable à la publication, comme tous les médias avant 2012. C’était néanmoins le début d’un nouveau paysage médiatique en Birmanie.

Elaborer un business plan en prison. En novembre 2004, Sonny est arrêté de manière inattendue. Il n’aurait soi-disant pas respecté les règles de la censure. Selon lui, la véritable raison de son emprisonnement était l’appartenance de son père aux services secrets militaires, celui-ci s’étant fait emprisonner en même temps que lui. Le gouvernement, qui considérait que les services secrets avaient pris trop de pouvoir, avait brusquement décidé de les dissoudre.

La prison, c’était dur. «Pour ne pas devenir fou, j’essayais de me distraire, surtout en faisant du sport», confie Sonny. Il a commencé à planifier son avenir. Son rêve était de créer un nouveau produit médiatique, avec de véritables analyses, des articles de fond et des faits incontestables. «Je n’ai pas seulement eu le temps de laisser libre cours à mes pensées, dit-il, mais aussi de créer un véritable business plan.»

«Lorsque nous couvrons un sujet sensible et qu’une voiture s’arrête devant ma maison, je regarde par la fenêtre pour voir s’ils viennent me chercher.»

Sonny est libéré en avril 2013, après avoir passé huit ans et cinq moins en prison. Il se rend immédiatement à la rédaction du Myanmar Times. «Je savais que j’étais innocent», dit Sonny. Pourtant, pendant toute son incarcération, il n’a jamais eu l’occasion de dire la vérité. «C’est pourquoi, dès ma libération, mon but était de défendre la vérité et la liberté des médias.»

Toutefois, le retour au Myanmar Times s’avère trop difficile pour des raisons politiques. Au lieu de cela, il devient CEO de Mizzima, un magazine en ligne fondé en août 1998 par des journalistes birmans en exil à New Delhi, qui avait ouvert une rédaction à Yangon après l’ouverture de la Birmanie en 2012.

Elections comme rampe de lancement. En février 2015, Sonny quitte l’entreprise pour enfin réaliser le projet qu’il préparait depuis longtemps: le premier numéro de l’hebdomadaire Frontier paraît en juillet 2015. La phase de préparation a été courte, pour une bonne raison: «Les premières élections depuis la fin de la dictature devaient avoir lieu en novembre. C’était le lancement idéal pour un nouveau magazine — et aussi l’épreuve du feu!» Frontier a surmonté cette épreuve pour devenir le média le plus respecté en Birmanie à l’heure actuelle.

Selon Sonny, Frontier n’a jamais été soumis à la censure. L’équipe subit tout de même une forte pression, car les journalistes sont encore régulièrement jetés en prison de manière arbitraire.

«Le seul moyen de nous protéger est de nous appuyer sur des faits très bien documentés, dit-il. Par ailleurs, nous misons beaucoup sur la critique constructive. Nous ne nous contentons pas d’accuser l’armée ou le gouvernement, mais nous indiquons la cause des dysfonctionnements: lois anciennes, responsables corrompus, manque d’organismes de contrôle.»

Frontier parle des Rohingas. Le magazine, qui paraît désormais tous les 14 jours, couvre aussi régulièrement la crise des Rohinga. Frontier est l’un des rares médias du Myanmar qui utilise le mot «Rohinga», bien que le gouvernement ait prescrit aux médias et aux ambassades de parler de minorité bengalie ou musulmane.

Pour le moment, cela n’a pas causé de problèmes à Frontier. «Malgré cela, lorsque nous couvrons un sujet sensible et qu’une voiture s’arrête devant ma maison, je me lève du lit et je regarde par la fenêtre pour voir s’ils viennent me chercher, dit Sonny. S’ils le veulent, les militaires peuvent me jeter en prison n’importe quand.» Mais au lieu de se laisser vaincre par la peur, il préfère penser à l’ave-nir. Il bouillonne d’idées: «Je rêve de créer une radio ou une chaîne de télévision.»

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