Karina Rierola est rédactrice étranger au SRF.

Actuel – 25.09.2020

« De langue maternelle allemande » un concept dépassé

Lorsque Wasiliki Goutziomitros ou Claudio Spescha présentent le Tagesschau, lorsque ma collègue de rédaction Biljana Gogic ou moi-même faisons un reportage, je suis certaine que personne ne s’étonne devant notre maîtrise de la langue allemande. Qu’il s’agisse d’un sujet sur une session parlementaire ou sur la situation au Liban, les spectateurs s’attachent au contenu.

Et ce, à juste titre. Nous nous sommes fait une place à la SRF, même si nous ne parlions pas un mot d’allemand à la maison, mais des langues comme le grec, le romanche, le bosniaque, le danois ou le catalan. Nous y sommes parvenus parce que nous sommes curieux, parce que nous nous intéressons à l’actualité et que nous aimons travailler avec l’image, le son, les textes et que nous apprécions le direct. Nous maîtrisons la langue tout aussi bien — ou mal — que tous nos autres collègues. Nous aussi avons eu le privilège de bénéficier du système d’éducation suisse.

« Je devais tout de même démontrer que j’appartenais à la communauté. »

Karina Rierola

Pourquoi dis-je tout cela ? Parce que, après avoir travaillé vingt ans dans le secteur des médias, je suis agacée par le fait qu’une annonce pour un poste exige que le candidat, en plus d’être flexible et résistant au stress, soit de « langue maternelle allemande ». Il s’agit d’une annonce publiée récemment, pour un poste de correspondant au Palais fédéral.

Bien sûr, il ne faut pas prendre cette exigence à la lettre. Ce que l’annonce demandait en réalité, c’était que le candidat devait avoir de bonnes capacités d’expression et de rédaction, même dans l’urgence ou face à un sujet complexe. Aujourd’hui, j’ai assez confiance en moi pour ne pas être trop regardante sur le concept dépassé de « langue maternelle ». J’aurais peut-être même le toupet d’appeler mon employeur potentiel et d’en parler ouvertement : ce critère exclut trop de candidats, ce qui ne saurait être dans l’intérêt de l’entreprise.

Mais je n’avais pas cette assurance au début de ma vingtaine, quand ma vocation professionnelle se cristallisait. Je souffrais peut-être de cette maladie typiquement féminine, qui consiste à n’envoyer de candidature que lorsque notre profil correspond en tous points  aux exigences de l’annonce. Il est aussi possible que ce manque d’assurance venait de mon expérience de la naturalisation. Celle-ci se déroula sans encombre, certes, mais elle a laissé des traces.

En fin de compte, ce pays me signifiait qu’il fallait que je « gagne » mon droit d’être Suisse. Et même si l’agent de la police des étrangers s’est montré aimable lors de sa visite improvisée, je devais tout de même démontrer que j’appartenais à la communauté. Oui, je vous enverrai mon certificat de travaux manuels plus tard. Oui, je parle bien le dialecte avec mes frères. Oui, je l’ai appris en jouant dans le Göhnersiedlung*, au jardin d’enfants avec Mlle Kipfer, pendant les cours d’appoint destinés aux étrangers. Ces choses-là laissent leur marque. Plus tard, en rédigeant mon CV, devrai-je me rendre coupable d’un petit mensonge en faisant simplement figurer l’allemand parmi mes langues maternelles ? Cela augmente les chances d’avoir un entretien et évite de se confondre en explications.

L’annonce de l’ATS m’a heurtée parce que c’est précisément cette entreprise qui m’a permis de faire mes premiers pas dans le journalisme professionnel. Elle m’a offert mon stage, ma formation à la MAZ** et bien plus encore. Je dois beaucoup à l’ATS. Elle m’a cru capable d’exercer le métier de journaliste. Aujourd’hui, c’est à mon tour de donner une petite leçon aux chefs du personnel des entreprises médiatiques : remplacez donc « de langue maternelle allemande » par « excellentes qualités rédactionnelles en allemand » ! Cela évitera qu’une autre jeune femme hésite à postuler pour la seule raison qu’elle parlait tigrigna avant d’apprendre l’allemand. Nous ne devrions pas exclure sans motif valable. La diversité, dit-on, est synonyme de qualité et d’avenir.

* Les Göhnersiedlungen sont des cités d’habitation à loyer modéré, construites entre 1965 et 1975 en Suisse allemande. Elles sont nommées d’après le promoteur immobilier Ernst Göhner, qui a aussi érigé la cité des Avanchets à Genève.

** Ecole suisse de journalisme, située à Lucerne. Equivalent alémanique du CFJM romand.

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