Actuel – 23.09.2019

«Je ne crois plus ­à une solution à deux Etats»

Haaretz, le journal le plus connu d’Israël, existe depuis cent ans. Gideon Levy est probablement la personnalité la plus brillante à s’y être exprimée. Depuis plus de trente ans, sa chronique hebdomadaire porte sur la vie quotidienne en Palestine et l’activité militaire israélienne dans les territoires sous autorité palestinienne et Gaza. Gideon Levy y exprime une critique sans retenue, ce qui a fait de lui l’une des personnalités les plus impopulaires d’Israël.

Par Joëlle Weil, Tel Aviv

EDITO : Combien d’e-mails recevez-vous lorsque vous employez le mot «Apartheid» dans votre chronique?
Gideon Levy :
Cela s’est beaucoup calmé. Il y a encore cinq ans, c’était différent. La notion «d’Apartheid» échauffait encore les esprits et pouvait déclencher un tollé. A présent, le public y est devenu indifférent. Je ne sais pas ce qui est pire : la situation elle-même ou le désintérêt de la population face à cette sitution. Je n’apprécie pas du tout que cette notion soit employée à tout propos. Cela conduit à trouver normale la situation qui règne aujourd’hui en Israël.

C’est pourtant en partie de votre faute.
C’est vrai. Mais j’appartenais à la frange des intellectuels qui cherche constamment à dénoncer les injustices. Malheureusement, tout a évolué dans une autre direction que celle que j’aurais souhaité.

Le public israélien ne s’est peut-être pas habitué à l‘usage de ce mot, mais plutôt à la façon de s’exprimer de Gideon Levy…
C‘est vrai aussi. Pour moi, le pire, c’est que les Israéliens ne s’intéressent plus du tout au sujet. Chacun se replie sur soi, tandis que les scandales se succèdent sans retenir l’attention du ­public. Je préférerais encore que les gens réagissent avec colère à mes écrits. La population est comme tombée dans un état de transe, ce qui permet désormais de dire tout et n’importe quoi.

Vous rappelez-vous des premières réactions déclenchées par votre chronique?
Vers le début, en 1988, j’ai raconté l’histoire d’une Palestinienne qui était sur le point d’accoucher. Cette femme a cherché à ­entrer en Israël par trois Checkpoints différents, en vain. Elle a fini par accoucher dehors et a encore dû parcourir 2,5 kilomètres à pied pour atteindre l’hôpital August-Victoria en Cisjordanie.

La fin de cette histoire est tragique : le nouveau-né est mort en ­chemin. J’ai touché beaucoup de monde avec ce récit, y compris des membres du gouvernement. Depuis, j’ai rapporté sept autres cas similaires, mais ces histoires, entre-temps, n’émeuvent plus personne.

Où publieriez-vous vos articles, si Haaretz n’existait pas?
Nulle part, j’en suis certain. Aucun autre journal israélien ne prend aussi sérieusement sa mission pédagogique. Nombre d’histoires déplaisantes doivent être racontées, mais elles ne sont évidemment pas agréables à lire. Certes, Haaretz ne couvre pas toujours toute la réalité, mais il correspond à ma conception d’un bon journal. En outre, Haaretz a toujours pris ma défense.

Par le passé, vous avez coûté très cher à Haaretz. Pourtant vous écrivez toujours pour ce journal…
Haaretz a perdu environ un demi-million de dollars après avoir publié un article dans lequel je critiquais les pilotes de l’armée de l’air israélienne. Une centaine de lecteurs nous ont retiré leur soutien. Les conséquences financières de ma chronique ont été difficiles à supporter, surtout en des temps où les journaux ­doivent se battre contre les médias en ligne. Haaretz a pourtant assumé cette responsabilité.

Vous êtes aujourd’hui le chroniqueur le plus célèbre d’Israël, bien que la plupart des Israéliens ne vous apprécient guère. Comment expliquez-vous cela?
Je n’ai pas de bonne réponse à cette question. Je suis évidemment satisfait de ma popularité, qui est sans doute fondée sur mon authenticité et mon agressivité. Depuis plus de trente ans je me rends chaque semaine en Cisjordanie pour y visiter des ­lieux nouveaux et connaître le destin de ses habitants. Je ne me contente pas de rester assis dans mon bureau. On m’accuse ­encore et toujours de raconter des mensonges. Cette attention et le débat constant autour de ma personne me donneent cependant de l’importance.

« Plus je vieillis, plus je me radicalise »

Vous avez aussi dû faire face à l’opposition de la population. Lors de la guerre de Gaza en 2014, vous aviez dû prendre un garde du corps.
C’était une période difficile. On s’est acharné sur moi et j’ai été agressé à plusieurs reprises. Après la publication de mon article sur l’armée de l’air, je me suis même fait attaquer devant mon domicile à Tel Aviv. On m’a craché dessus au marché Carmel de Tel Aviv, et j’ai réussi à fuir à vélo avant que la situation ne ­dégénère. J’ai aussi connu une situation délicate après une interview télévisée que j’ai accordée au journal du soir. Une foule en colère m’a encerclé et j’ai dû m’échapper au plus vite. Plusieurs collègues et amis m’ont alors conseillé de prendre un garde du corps, ce que j’ai fait pendant deux mois. J’avais peur de me faire passer à tabac.

Vous considérez-vous plutôt comme un journaliste ou un militant?
En aucun cas comme un militant. Je n’ai jamais signé de pétition ou participé à une manifestation. Mes activités sont toujours de nature journalistique, jamais militante. J’ai constamment cette frontière à l’esprit.

Votre journalisme défend pourtant des positions claires.
Il s’agit toujours de journalisme. Je m’emporte souvent contre mes confrères qui sont actifs en politique.

Votre position politique n’a pas toujours été aussi extrême qu’aujourd’hui. Vous avez affirmé avoir été autrefois victime d’un lavage de cerveau. Est-ce là votre avis sur ­ceux qui pensent différemment?
Le lavage de cerveau ne concerne pas les opinions, mais la connaissance de la situation. Je ne veux pas que chacun partage mes opinions. Ce que je souhaite en revanche, c’est que tout Israélien sache ce qui se passe dans son pays en son nom. On peut trouver cette situation bonne ou mauvaise, mais
il faut connaître la réalité. Ce que refusent la plupart des gens.

Quand avez-vous commencé à prendre des positions plus radicales?
C’était un processus continu. Il y a deux ou trois ans, j’ai encore changé d’avis radicalement : je ne crois plus en une solution à deux Etats. Ce que je souhaite aujourd’hui c’est un Etat où tout le monde dispose des mêmes droits et devoirs. Plus je vieillis, plus je me radicalise.

Votre famille vous soutient-elle?
Ma compagne suédoise partage mes positions politiques. Ce n’est pas un hasard si ni elle ni mes compagnes précédentes ne sont Israéliennes. Il m’a toujours été difficile de sortir avec des Israéliennes en raison de mes positions radicales. Mes deux ­enfants ne lisent pas ma chronique. Ils ne partagent pas mes opinions et ne s’intéressent pas à l’actualité. Autant je suis politisé dans mon rôle public, autant je suis apolitique dans mon rôle de père.

Gideon Levy
chroniqueur au Haaretz

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