M comme Marc-Henri Jobin – 23.10.2018

La nouvelle agora

«Il faudrait travailler plus en groupe.» Cette petite phrase d’un journaliste stagiaire, lâchée au moment de l’apéro qui bouclait sa formation, me tarabuste. Un peu facile, me suis-je dit in petto. «Vous aviez deux collègues avec qui partager sur la même thématique d’enquête, trois semaines durant…», me suis-je contenté de lui rappeler.

Mais, en fait, il avait raison. Et même doublement. D’abord par ce que l’échange, s’il n’est pas organisé mais laissé à l’initiative de chacun, ne se fait pas ou de manière insatisfaisante. Il faut un lieu où échanger et débattre selon les règles communes, à une heure donnée. Il faut une rencontre organisée, une séance de rédaction somme toute.

N’en déplaise à celles et ceux qui quotidiennement dénoncent la «réunionite», mais j’en suis convaincu: la séance de rédaction est un pôle central de créativité. Bien sûr, le génie solitaire existe: il s’exprime même régulièrement dans certaines signatures. Mais un média ne peut se contenter d’avoir du génie par à-coup. Pour être en mesure d’en offrir chaque jour, à tout moment, il lui faut des «tempêtes de cerveaux»: ces briefings réguliers ou ad hoc où chacun confronte ses idées et les refaçonne face aux critiques, impulsions et recommandations des autres.

Dans les médias comme dans toute agora, le génie est d’abord collectif. Il forme un tout qui dépasse la somme des individualités, selon l’adage d’Aristote. En poussant la comparaison, on peut dire que la séance de rédaction, quand elle permet au génie collectif de s’exprimer, donne à un média son «droit de cité», au sens qu’il lui permet d’être écouté, admis et reconnu dans l’espace public.

Ce point est à méditer au moment où les rédactions sont tentées d’externaliser une part grandissante de leur production, en la confiant à toutes sortes de contributeurs extérieurs qui n’ont d’autre lien que de figurer sur la même liste de paies. Car au «réfléchir ensemble» vient s’ajouter depuis peu une nouvelle nécessité: le «faire ensemble».

Définir les angles à donner aux sujets du jour, puis diffuser une somme d’œuvres personnelles de manière linéaire, sur un même support, pour un public uniforme, ne suffit plus. Ce journalisme «monobloc» est à bout de souffle. Il n’y a plus aujourd’hui un, mais des publics. Il n’y a plus une, mais des façons de traiter un même sujet et de proposer du journalisme de qualité.

La fragmentation des modes de consommation de l’information oblige à traiter une même actualité sous différentes formes et sur plusieurs canaux. Réunir des compétences en un même endroit, pour générer du génie collectif, mais aussi pour déployer celui-ci en commun, avec des équipes interdisciplinaires, pour proposer une diffusion multimodale et toucher simultanément plusieurs communautés et revivifier le débat public, c’est peut-être le principal défi des années 2020.

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