SERVICE PUBLIC – 18.12.2017

«La SSR n’en sortira pas indemne»

Directeur de la Société suisse de radiodiffusion depuis le 1er octobre, Gilles Marchand espère convaincre les Suisses par des arguments concrets d’ici le 4 mars. Et prépare déjà la suite: «Je sens que la maison est prête au changement.»

Propos recueillis par Nina Fargahi et Alain Maillard

La campagne s’annonce difficile et la SSR ne peut pas sortir de sa neutralité politique. Pouvez-vous nous parler de votre stratégie en vue de la votation?

Elle est simple. Effectivement nous ne pouvons pas engager les moyens publics pour faire campagne, mais d’autres vont parler pour nous. Nous pensons que de nombreuses associations et organisations qui vont s’engager, à partir du mois de janvier, pour expliquer les conséquences qu’aurait l’acceptation de l’initiative dans les différents domaines: sport, culture, films,
musique, musique populaire, savoir, etc. Tous ces milieux sont concernés par la votation et leur rôle sera important.

EDITO: Selon vous, il manque une conscience suffisante des enjeux
de la votation?

Gilles Marchand: Il y a une confusion qui continue à régner. On ne fait pas toujours le lien entre la redevance et les programmes de radio et télévision. Beaucoup de gens continuent à se dire: voter oui ne veut pas dire que je n’aime pas les programmes. Supprimer la redevance, ce n’est pas si grave, on pourra trouver d’autres solutions, ça va continuer autrement. Les conséquences concrètes de l’initiative doivent encore être bien expliquées. C’est le but de la campagne prévue en janvier-février, j’espère qu’elle portera sur les faits, les arguments concrets, et moins sur l’émotion.

Comment vous expliquez-vous ce relativisme? Des acteurs privés affirment que ce ne serait pas la fin de la SSR.

Nous faisons face à deux groupes. Il y a ceux qui ne mesurent pas toutes les conséquences de l’initiative. Dans la population, c’est légitime, mais d’autres milieux pourtant directement concernés ne semblent pas non plus bien mesurer les impacts. Je pense notamment à des journalistes!

Le deuxième groupe est composé d’acteurs privés qui se situent en concurrence avec nous. Ils considèrent peut-être qu’affaiblir la SSR améliorerait leur situation. C’est une erreur d’analyse: les transferts publicitaires en leur faveur seraient minimes. Quand la publicité quitte un média traditionnel, qu’il soit audio-visuel ou écrit, il y a une déperdition gigantesque de valeur, et ceux qui récupéreraient la publicité digitale ne sont pas les acteurs médiatiques nationaux, ce sont surtout les plateformes internationales.

Je regrette que ces arrière-pensées soien t parfois présentes alors que ce vote est tellement important pour la Suisse! Il est normal que les acteurs privés souhaitent négocier des solutions qui conviennent à tout le monde. Il est normal que la SSR fasse des concessions ici et défende ses positions-là. Mais les débats actuels ne sont pas toujours à la hauteur de l’enjeu.

Quand même un conseiller fédéral, Ueli Maurer, dit qu’un oui ne signifierait pas la fin de la Suisse…

Evidemment, les Alpes ne vont pas disparaître… Mais ce serait la fin d’une certaine idée de la Suisse. Qui respecte les langues, les cultures, qui investit indépendamment de puissance économique de chaque région… Y aurait-il une radio-TV généraliste en Suisse italienne sans le mécanisme de financement solidaire de la SSR? Dans les valeurs de base que nous défendons, il y a une information indépendante des pressions politiques ou économiques, qui aide des citoyens constamment appelés aux urnes, à élaborer leur propre opinion. La SSR contribue à cela.

Même si les enjeux sont encore mal compris, ne voyez-vous pas dans cette campagne, dans une certaine mesure, la révélation d’une certaine désaffection du public à l’égard de la SSR?

Bien sûr. La SSR ne sortira pas indemne d’une telle bataille. Et cette épreuve devra avoir pour nous quelques vertus. Je pense qu’il faut renouer la discussion avec la société suisse. Mais cela concerne surtout la SSR en tant qu’entreprise. Dans les régions linguistiques, la relation avec les émissions de radios et de télévisions est vive, dense, parfois critique mais de proximité. On n’aime ou on n’aime pas tel ou tel programme, mais en Suisse romande, par exemple, je pense que peu souhaitent vraiment la disparition de la RTS. L’autocritique que nous pouvons faire, c’est que probablement, ces dernières années, la SSR en tant que telle n’a pas
assez bien expliqué son rôle et sa contribution à la société suisse.

C’est pourquoi nous allons lancer, après la votation, un grand projet que nous appelons Contribution to Society. L’idée est de mieux exposer l’empreinte de la SSR, pas seulement son offre programmatique mais son impact sur les plans culturel, économique, social, etc. Ce projet, qui sera conduit par Irène Challand, vise à resserrer les liens dans la durée entre cette entreprise publique et la société suisse.

«Si No Billag est acceptée, ce serait la fin d’une certaine idée de la Suisse.»

Si l’initiative est rejetée, ce ne sera probablement pas avec un large écart. Craignez-vous des répercussions difficiles d’un vote serré pour les sociétés qui composent la SSR et leurs collaborateurs?

Bien sûr. Tout ce qui se dit et s’écrit en ce moment sur la SSR, particulièrement en Suisse alémanique, est difficile à vivre pour nos équipes, qui souvent trouvent ça injuste. Elles font leur travail, les programmes se portent assez bien, le développement numérique est tout à fait satisfaisant. Je compare en permanence ce que nous fabriquons avec ce que font nos collègues européens, et la Suisse n’a pas à rougir de son offre audiovisuelle publique.

On est pris maintenant dans une discussion de politique des médias qui a aussi pour effet de réveiller des courants hostiles aux institutions publiques et à l’idée des financements solidaires. La culture du pay per view s’exprime aujourd’hui de manière très vive. Des jeunes internautes nous disent par exemple: «On n’a rien contre vos programmes, c’est le concept de la redevance qui nous pose problème. Nous voudrions ne payer que ce que nous consommons.»

Là nous avons un immense travail pédagogique à faire pour expliquer que la Suisse, avec sa taille, sa structure linguistique, ne peut pas supporter un pur modèle de pay per view. Nous devons toujours expliquer à ces jeunes que s’ils apprécient des programmes vus sur Youtube, Facebook ou d’autres réseaux sociaux, quelqu’un les a fabriqués. La question n’est pas la distribution, mais la production. C’est le vrai débat qui suivra la votation pour la SSR: comment profiler notre production dans les années à
venir.

Le texte de l’initiative ne dit pas qu’il faudrait supprimer la SSR. Il interdit tout soutien public, mais ne serait-il pas concevable que la SSR obtienne une nouvelle concession, qui lui autorise davantage de ressources commerciales, des publicités à la radio, sur le web…?

Soyons clairs: si l’initiative est acceptée, c’est la fin définitive et irrémédiable de la SSR. Ma réponse ici n’est pas politique, elle est professionnelle. Sans financement public, la SSR ne pourrait jamais rester un service complet, qui touche tout le public, avec des prestations dans les quatre langues. Ce modèle-là est absolument impossible à financer par le marché! Nous ne pourrions pas tenir nos positions, et donc maintenir nos revenus commerciaux. Aujourd’hui, nous réalisons en gros 20% de recettes commerciales. Il s’agit à 90% de publicités à la télévision. Et la publicité TV dépend à 100% de nos performances d’audience. Si nous n’avons plus de quoi financer nos productions, dans les semaines qui suivent les performances tombent, et nous perdons nos recettes commerciales.

Une SSR sans financement public n’existerait plus. Que naissent des initiatives sectorielles ici ou là, c’est possible. Mais ce ne serait pas la SSR. Le seul plan B, c’est en cas d’acceptation de l’initiative un plan D, comme démantèlement, qu’il faudrait appliquer de manière organisée en quelques mois. Serait-ce une faillite immédiate ou un démantèlement progressif? Aurions-nous de quoi financer un plan social? Je ne le sais pas encore. Mais il faudrait licencier nos 6 000 employés et liquider nos infrastructures.

Des partisans de l’initiative vous accusent de chantage quand vous annoncez la mort de la SSR…

Vous savez, pour le responsable d’une entreprise de 6 000 collaborateurs, imaginer ce que serait son démantèlement, c’est difficile à projeter et à vivre. J’en mesure les conséquences pour tout le monde. Et donc je ne joue pas avec ça. Je dis simplement qu’il y a des choses qu’on peut faire et d’autres pas. On ne peut pas avoir une SSR sans financement public. Si le oui l’emporte, une fois ce désastre acté, il y a une scène médiatique suisse qui devrait se réinventer. Mais vous devriez mettre une croix sur le soutien à la musique ou au cinéma et au documentaire, sur les sous-titrages et services pour malentendants ou malvoyants, sur des diffusions sportives gratuites, tous ces éléments ne sont pas finançables par le marché.

Etes-vous plus inquiet aujourd’hui que lors de votre nomination?

Non. Je l’ai acceptée en connaissance de cause et je connais la situation de l’intérieur. Ce que je découvre avec un peu plus d’acuité, c’est le climat relationnel en Suisse alémanique. Je viens de l’espace francophone, j’ai beaucoup travaillé avec le service public français ou la RTBF. Dans ce monde-là, qui a aussi ses pro-blèmes bien sûr, la remise en question d’une institution qui incarne le «vivre ensemble» semble irréel. Je constate que la relation est différente du côté alémanique. C’est un décalage culturel. Ce que je ne soupçonnais pas à ce point, par ailleurs, c’est qu’il n’y a pas une Suisse alémanique, mais plusieurs.

Dans ce contexte, des arguments rationnels sur les conséquences de No Billag peuvent-ils suffire à con­vaincre?

Il faut convaincre de plusieurs manières simultanément. Dans cette première phase de la campagne, très émotionnelle, les choses n’ont pas été expliquées concrètement. Il faut le faire. Sur le désinvestissement que ça représenterait dans les régions, par
exemple, avec l’abandon des studios. A nous de le préciser. A côté de ça, il y a des arguments plus affectifs, sur les plaisirs de retrouver des émissions par exemple.

A vous donc les arguments concrets, et vous laissez à vos amis politiques la partie plus émotionnelle?

Il n’y a pas que les cercles politiques mais aussi le monde de la culture, du sport, etc. Combien de musiciens ont pu se faire connaître parce que nous les avons enregistrés et diffusés? Combien de festivals existent parce que nous en faisons l’écho? Peut-on imaginer la disparition des émissions de musique populaire? Ces milieux vont certainement s’exprimer, vont dire que pour eux la suppression de la SSR serait grave. Il y a une démarche de réalité, je réponds aux questions, j’explique, et une démarche plus empathique que d’autres mener sur les conséquences de l’initiative pour notre vie en commun.

«Je sens que la maison est ouverte au changement comme jamais.»

Ne manque-t-il pas un débat sur le contenu du service public? Cette initiative n’en donne manifestement pas la bonne occasion…

Je pense qu’il n’y a pas un pays en Europe, et probablement au monde, où on ne parle, on écrive, on débatte autant du service public! De son rôle, de son périmètre, de son financement, de sa relation avec les acteurs privés… Il est de bon ton de prétendre qu’on n’en discute pas en Suisse, mais c’est une légende urbaine! Le débat est permanent, je le vois bien dans les revues de presse que je reçois chaque jour, on aura bientôt rasé une forêt à force d’en
parler!

Je crois en revanche que ce débat devrait être mieux organisé. Quand je parle avec des politiciens, qui me disent qu’il faut resserrer l’offre, je leur demande: que faudrait-il enlever? Le sport? Les musiques populaires? Ah non! Souvenez-vous quand nous avons un peu réduit les retransmissions TV des messes et des cultes à la RTS: une pétition de protestation a recueilli 23 000 signatures. Je pense donc que l’on va continuer longtemps comme ça à parler du service public, et c’est bien.

Vous n’avez donc pas de regrets d’avoir accepté ce poste?

Non. Si nous arrivons à gagner, et je pense que c’est possible, il y a devant nous une période très intéressante qui s’ouvre. Une pé-riode de redéfinition du service public. J’ai des idées pour faire évoluer la SSR. Et je préfère aujourd’hui être au cœur de la tourmente que la subir. Même si c’est une vie très dense que je mène en ce moment avec un agenda de fou, je crois qu’au-delà du 4 mars, il y a la perspective de quelque chose de nouveau.

Pendant 10-15 ans, nous avons beaucoup travaillé sur la numérisation. Je vais peut-être vous surprendre, mais je pense que c’est un thème déjà dépassé. La numérisation est là, l’enjeu, désormais, c’est ce qu’on en fait. Quelle est notre création, notre valeur ajoutée? Comment faire en sorte que les programmes que nous fa-briquons retrouvent une légitimité indiscutable? Comment financer de la création originale dans ce pays, qui embrasse les langues et qui dise ce que nous sommes? Comment fabriquer de l’identité dans un monde globalisé? Ce défi-là m’intéresse.

Et comment atteindre la jeune génération…

Je pense que cette génération va réaliser qu’il y a un petit pro-blème démocratique. Nous traversons une période difficile et délicate, mais on voit aussi les ravages des fake news. Les jeunes veulent de la flexibilité, et on va certainement produire autrement à l’avenir, mais veulent-ils pour autant vivre dans un monde qui ne dise plus la réalité? Dans un monde qui n’investirait plus dans la création? Non. Ils vont au cinéma, ils écoutent de la musique. Je reste confiant que nous arriverons à convaincre cette génération.

Là où ça doit changer, c’est au niveau de l’entreprise, qui doit devenir plus ouverte, plus transversale. Nous devons être capables de nous remettre en question beaucoup plus rapidement. Les relations sociales changent, nous allons devoir aussi travailler autrement avec l’extérieur. Mais pourquoi pas?

Pensez-vous, en tant que directeur de la SSR, pouvoir mener une telle révolution culturelle dans les unités?

J’ai un petit atout, c’est que j’en viens. Je sais comment ça marche, comment on produit, combien coûte quoi en radio et télévision. Bien sûr qu’il y aura des résistances. Mais l’avantage de la situation actuelle, c’est que la SSR s’interroge sur elle-même. Je sens que la maison est ouverte au changement comme jamais. Il y a le sentiment partagé, encore un peu diffus, que rien sera plus jamais comme avant. Du point de vue du changement, cela ouvre des perspectives.

«Rien contre la SSR»

Silvan Amberg, co-président du comité No Billag et cofondateur du Parti de l’indépendance, est convaincu qu’un oui ne signifierait pas la fin de la SSR. Dans une interview accordée à EDITO (à lire dans la version allemande), il estime qu’elle pourrait alors se financer par la publicité et des abonnements, qu’elle garderait une position avantageuse sur le marché et obtiendrait une nouvelle concession. Son comité ne s’opposerait pas, dit-il, à une prolongation de la redevance pendant un an ou deux pour laisser à la SSR le temps de soumettre un nouveau business plan. «Je peux vous assurer, dit-il, qu’aucun d’entre nous n’avait une motivation anti-SSR.» Il reconnaît que les émissions d’information devraient peut-être réduire leurs moyens de 20%, et que les minorités linguistiques seraient davantage affectées, mais ça ne justifie pas à ses yeux le maintien d’une rede-vance obligatoire.

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