Actuel – 24.06.2020

Le petit bout de la lunette

Puisque je n’ai achevé aucune des études que j’ai entamées et que j’ai déçu ma mère en chacun des espoirs qu’elle avait fondé sur moi, le journalisme constitue ma dernière chance de ne pas mourir aussi benêt que je suis né.

Alors quand Serge Michel, sur le point de créer Heidi.news, me propose un sujet dont je ne connais que l’usage quotidien que chacun en fait, qu’il me décrit une poudre miraculeuse capable d’éliminer l’odeur des déjections humaines, qu’il me parle de Bill Gates, de science, de pouvoir et d’argent, alors je me précipite dans un avion long-courrier – c’était au temps d’avant, lorsque le long-courrier n’était pas encore une légende ancienne.

Un bon sujet est celui qui, sur la base d’une simple phrase balancée à l’encan dans un dîner entre amis, capte l’attention, suscite l’amusement ou le dégoût, tout sauf l’ennui. La révolution des toilettes, je l’ai appris peu à peu, à force de voler de New Delhi à Pékin et de Genève à Johannesburg, est un merveilleux sujet. Il questionne nos fondamentaux (l’absolue nécessité de se débarrasser de nos déchets organiques), nos données anthropologiques, il questionne l’idée même de développement, de technologie, de santé publique, de culture et même de valeur.

J’ai entendu très au début de mon reportage une femme, directrice du plus grand lobby des toilettes (la Toilet Board Coalition à Genève), m’expliquer qu’elle déniait à ses employés le droit d’utiliser le terme « excrément » ; elle exige d’eux qu’ils parlent de « ressources » parce que la révolution est d’abord histoire de perception.

Peu à peu, à force qu’on m’offrait des échantillons séchés de merde indienne en guise de fertilisant, que je visitais des latrines africaines, à force de parler midi et soir des mérites de la séparation de l’urine et des matières fécales, après avoir vu Bill Gates brandir devant un parterre de cols blancs une jarre pleine de caca, mes propres barrières psychologiques sont toutes tombées.

Je me retrouvais à parler de mon sujet partout, sans pouvoir m’arrêter, sans même remarquer parfois les signes d’exaspération et la mine circonspecte de mes interlocuteurs. J’étais hanté par les toilettes.

J’ai rencontré une femme indienne dont la sœur avait été mangée par un léopard parce qu’elle était sortie uriner. J’ai rencontré une spécialiste britannique du dégoût qui m’a expliqué pourquoi, sur le plan de l’évolution, la merde était le tabou suprême. J’ai rencontré un réalisateur qui avait réalisé un film sur le sujet pour encourager ses compatriotes à ne plus faire dehors. J’ai rencontré un entrepreneur sud-africain, d’origine pakistanaise, qui battait la campagne pour vendre ses poudres désodorisantes.

Le journalisme est une chose imparfaite, truffée d’erreurs et d’emportements, il est une promesse souvent non tenue, le pari exorbitant du lien maintenu et de la transmission. Il permet, à de rares occasions, de raconter nos refoulés, nos chambardements et de regarder les choses, comme il se doit, à travers le petit bout de la lunette.

Adolescent, je découvrais l’Angola de Kapuscisnki, le bagne d’Albert Londres. On a les terrains qu’on mérite. J’ai écrit sur les WC.

Arnaud Robert, journaliste indépendant, collabore principalement avec le quotidien Le Temps et la RTS. Il est le lauréat du Swiss Press Award 2020 pour ce reportage en 22 épisodes réalisé pour le média en ligne Heidi.news.ch.

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