« Les médias aident les Suisses à s’intégrer dans leur propre pays. » : Mark Bamidele Emmanuel

Actuel – 23.06.2022

« L’intégration est la mission première des médias »

Diaspora TV diffuse des informations pour les migrants de Suisse en 17 langues différentes. Mark Bamidele Emmanuel a créé cette chaîne, qui est désormais également diffusée par Swisscom. Il propose que 10 % de la redevance Serafe payée par les personnes issues de la migration soit versé aux médias pour les migrants.

Intervew par Bettina Büsser

EDITO : Peu de temps avant notre entretien*, Swisscom a décidé d’inclure Diaspora TV dans son offre. Auparavant, vous aviez déjà proposé à plusieurs opérateurs de télévision de diffuser votre chaîne, sans succès.

Mark Bamidele Emmanuel : L’année passée, nous avions pris contact avec Salt, Swisscom et UPC. Salt n’a pas écarté le projet de nous diffuser, mais a renvoyé la décision à l’année prochaine. Nous solliciterons donc cette entreprise de nouveau à l’avenir. A cette époque, les deux autres opérateurs ne nous avaient pas répondu. Puis, les choses sont ­allées très vite avec Swisscom, qui diffusera Diaspora TV sur l’ensemble du territoire suisse à partir du 8 juin.

Les sujets d’actualité ont-ils contribué à attirer davantage l’attention sur Diaspora TV ? Par exemple, les informations diffusées sur le coronavirus en différentes langues ou les émissions en ukrainien que vous proposez depuis peu.

Diaspora TV existe depuis 2018. Nous travaillons depuis long­temps avec l’Office ­fédéral de ­la santé publique (OFSP) et le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), car nos programmes diffusent des informations importantes et atteignent les migrants qui sont impossibles à atteindre par d’autres canaux.

Nous étions déjà très actifs en 2019. En 2020, lorsque le coronavirus est devenu un ­sujet important, nous avons simplement continué notre collaboration. Mais notre offre de programmes était prête au bon moment.

Avant Diaspora TV, vous aviez déjà mis sur pied un projet similaire, African Mirror TV, destiné aux migrants africains. Pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce projet ?

Quand je suis arrivé du Nigeria en Suisse il y a vingt ans, j’ai eu de la peine à trouver des informations importantes sur le pays. De nombreux migrants connaissent ce problème, ce qui m’a poussé à lancer African Mirror TV, qui proposait des émissions en anglais et en français. Les liens avec l’OFSP, le SEM, Caritas et la Commission fédérale des ­migrations datent de cette époque.

Diaspora TV est une continuation de African Mirror TV, qui s’adresse cependant à une communauté de migrants plus large : nous diffusons régulièrement des informations en neuf langues, et sporadiquement en huit langues supplémentaires.

Comment décidez-vous des langues que vous diffusez sur Diaspora TV ?

Nous ne diffusons pas d’émissions en Tamil, par exemple, parce que de nombreuses personnes tamiles sont en Suisse depuis deux générations : ils parlent le dialecte et comprennent tout. C’est différent pour ce qui concerne les ­Africains. ­80 %  des Erythréens sont arrivés en ­Suisse déjà adultes. Nos informations s’adressent à ces ­personnes ; ­depuis peu, elles s’adressent également aux ­Ukrainiens. Ils ­finiront par comprendre et parler la langue d’ici, mais avant cela, nous leur fournissons des informations en ukrainien.

« Comment expliquer le fonctionnement du système de santé à un immigré récemment arrivé en Suisse ? »

Mark Bamidele Emmanuel

Diaspora TV est donc une solution transitoire, qui aide les gens avant qu’ils parlent l’une des langues nationales ?

Il ne s’agit pas uniquement de la langue, mais aussi d’informations importantes. On apprend beaucoup de ­choses sur la Suisse à l’école, mais où peut-on les apprendre si on arrive en Suisse plus tard ? Eh bien, nulle part ! Il faut combler un manque. Mais comment expliquer le fonctionnement du système de santé suisse à un migrant récemment arrivé ? Ou le système fédéral avec les cantons ?

Vous avez déclaré dans une interview que l’intégration, la santé et le système politique suisse sont les thèmes principaux des informations sur Diaspora TV. Il s’agit plutôt d’information que de journalisme à proprement parler.

C’est les deux. Nous ne faisons pas de journalisme d’investigation, car cela nous reviendrait trop cher. Nous sommes un canal d’information qui aide les gens à s’intégrer. Les personnes qui viennent ici vivent en Suisse. Si je ne m’intègre pas, je suis une personne suisse qui n’est pas ­intégrée. Et si je me rends en France et fais quelque chose de mal, les gens vont se dire : ah, il vient de Suisse. Cela ­nuirait à l’image du pays.

De nombreux Suisses sont eux-mêmes des migrants. Leurs ancêtres sont simplement arrivés plus tôt en Suisse – le grand-père d’Ignazio Cassis, par exemple, était Italien. Aujourd’hui, nous sommes des migrants, demain, nous ­serons des Suisses.

Diaspora TV remplit une fonction d’intégration…

L’intégration est la mission première des médias. Elle ne concerne pas seulement les étrangers qui arrivent en ­Suisse. La plupart des Suisses connaissent les réalités de leur pays par le biais des médias. Ceux-ci aident les Suisses à s’intégrer dans leur propre pays. Diaspora TV fait exactement la même chose, mais dans les langues des migrants.

Les sujets des émissions d’information mensuelles sont-ils identiques dans toutes les langues ?

Non. Il y a toujours trois sujets dans le journal. Le premier est une nouvelle qui concerne toute la Suisse ; il est diffusé dans toutes les versions. Le deuxième vise à mieux faire connaître la Suisse ; il a une fonction d’intégration et n’est pas identique dans les différentes versions linguistiques. ­Le troisième est spécifique à chaque communauté langagière, il s’agit souvent d’annonces d’événements.

Y a-t-il des sujets que Diaspora TV ne couvre pas ?

Nous ne parlons ni de politique ni de religion. Nous informons en revanche sur le système de sécurité sociale, le ­système scolaire ou le système de santé. Nous laissons les débats politiques aux médias suisses.

Comment sont produites les émissions de Diaspora TV ?

Il y a une semaine de production par mois, durant laquelle tous les collaborateurs viennent dans notre studio. C’est comme à la Migros ou à la Coop : on entre, on sort, on entre, on sort. Avant cette semaine de production, les collaborateurs travaillent chez eux, ils font des recherches et rassemblent du matériel.

Les collaborateurs de Diaspora TV sont-ils journalistes ?

La plupart d’entre eux étaient journalistes dans leur pays, avant d’arriver en Suisse. Ici, certains d’entre eux ont ­commencé à travailler en cuisine. Beaucoup se sont adressés à nous pour nous demander de leur offrir une chance de pouvoir à nouveau exercer leur métier.

Quel est le budget annuel de Diaspora TV et comment la chaîne est-elle fiancée ?

Il est de 1,2 million de francs. Notre financement provient de fondations et d’institutions qui figurent sur la page d’accueil de notre site. Nous nous finançons aussi avec des mandats : nous produisons des conférences, par exemple. Durant la crise du coronavirus, et même avant, nous avons reçu de l’argent de l’OFSP, du SEM et de plusieurs cantons pour des projets spécifiques, pour préparer des informations en plusieurs langues.

Vous avez déclaré à plusieurs reprises, que Diaspora TV devrait recevoir de l’argent de la redevance radio et télévision.

Les redevances prélevées par Serafe s’élèvent à près de 1,3 milliard de francs. Quelle proportion de ce montant est-il payé par des personnes issues de la migration ? Disons ­environ 20 %, ce qui représente 260 millions de francs. Et que font ceux qui reçoivent cet argent pour les personnes issues de la migration ? Les médias des migrants – il n’y a pas que nous ; différentes chaînes informent leur communauté sur la Suisse – ne touchent rien. Pourquoi ne  pas investir 10 % de ces 260 millions de francs dans les médias des migrants ?

Je l’ai également proposé au directeur général de la SSR, Gilles Marchand. La deuxième génération de migrants ne regarde pas la télévision suisse. Si la SSR n’offre pas de ­programme pour les personnes issues de la migration, elle perdra ce public.

Nous devons trouver une solution, nous ne pouvons plus rester les bras croisés. L’Office fédéral de la communication nous a dit que ce n’était pas possible pour des raisons ­légales. Mais le coronavirus a quand même démontré que les autorités suisses ont des difficultés lorsqu’il s’agit d’atteindre les migrants.

* L’entretien s’est déroulé le 10 mai 2022.

Des émissions en 17 langues

Mark Bamidele Emmanuel est le fondateur, directeur général et rédacteur en chef de Diaspora TV. Originaire du Nigéria, il a demandé l’asile en Suisse en 1999. Il a étudié l’ingénierie électrique avant de finir une formation d’ingénieur du son et de producteur chez TeleBielingue. Il a lancé African Mirror TV en 2005, puis Diaspora TV en 2018.

Diaspora TV propose des émissions d’information mensuelles en anglais, français, espagnol, roumain, arabe, persan, albanais et tigrina ainsi qu’un ­programme pour enfants en allemand. A cela s’ajoutent des émissions d’information, par exemple sur des thèmes de santé, produites dans d’autres langues. L’offre comprend aujourd’hui 17 langues. 92 personnes travaillent pour Diaspora TV. Les programmes sont proposés en ligne et par les médias sociaux ; Diaspora TV est désormais également disponible chez Swisscom. Par le biais des différents canaux*, la chaîne atteint en moyenne entre 300 000 et 350 000 personnes par mois.

* Les chiffres datent d’avant la mise en ligne TV.

Votre commentaire

Veuillez remplir tous les champs.
Votre adresse e-mail n'est pas publiée.

* = obligatoire

Code de vérification *