SERVICE PUBLIC – 21.02.2018

No Billag vu d’ailleurs

Le débat sur le service public agite aussi nos voisins. Nous proposons les points de vue de deux correspondantes en Suisse, Charlotte Theile (Süddeutsche Zeitung) et Marie Maurisse (Le Monde), qui observent de près la campagne en vue de la votation du 4 mars. Elles pensent qu’une telle initiative pourrait être acceptée en Allemagne ou en France.

Propos recueillis par Nina Fargahi et Alain Maillard

Marie Maurisse, France

EDITO: Le sujet a surpris la rédaction du Monde quand vous l’avez proposé?
Marie Maurisse: Ce sont eux qui me l’ont demandé! Ils préparaient un dossier à propos des menaces sur le service public français. Il y a en France le même type de débat, comme ailleurs en Europe. Le gouver-nement veut faire des économies, des émissions d’information sont menacées, et le président Macron veut établir une redevance universelle, comme elle existe déjà en Suisse.

En France, la redevance est payée avec la déclaration d’impôts, mais c’est un montant fixe (actuelle-ment 138 euros) qui ne dépend pas du revenu. Actuellement on ne vous la demande que si vous avez la télévision. Mais de plus en plus de gens regardent les progammes sur le web ou sur Youtube. Comme la Suisse est en avance sur la France, j’ai pu expliquer que cette redevance universelle, qui est un peu chère, y faisait grincer des dents. Je crois qu’elle explique en bonne partie les intentions de vote en fa-veur de l’initiative.

«Nous voyons davantage la qualité douteuse du privé.»

Mais à part les propos critiques qu’a tenu Macron contre le service public audiovisuel, parlant de «honte», il ne semble pas que la légitimité du service public soit remise en question en France?
Non, parce que la France n’est pas un pays libéral comme la Suisse. On critique beaucoup le service public de l’information, mais on ne remet pas en question son existence. On débat beaucoup de ce qu’il doit être, on demande si l’information devrait y être plus sérieuse, pour que le journal télévisé de France 2 ne ressemble pas comme deux gouttes d’eau à celui de TF1, on questionne la présence de la publicité sur le service public (elle a été supprimée le soir). Mais personne ne dit qu’il est inutile.

C’est paradoxal, parce qu’il est moins prédominant qu’en Suisse, et il n’a pas la même fonction de préservation de la cohésion nationale…
Oui, je trouve que la SSR est fondamentale pour la Suisse. Si elle n’existe plus, quand les gens regarderont la télévision, personne ne leur parlera de chez eux. Il n’y aura même plus les chaînes régionales si No Billag est acceptée. En France c’est complètement différent. Il y a plusieurs chaînes privées qui proposent des pro-grammes comparables à ceux des chaînes publiques, à part quelques spécificités comme les journaux régionaux sur France 3.

Je dirais que c’est une affaire de culture politique. Mais c’est aussi parce qu’on a conscience de l’agressivité et de la qualité douteuse de certaines émissions sur les chaînes privées qu’on est convaincu de l’importance d’un service public, prêt à investir de l’argent dans des émissions moins commerciales. Le public souhaite qu’à côté de la téléréalité ou des talk-shows, il existe des émissions de qualité sur Arte, même s’il ne les regarde pas, ou pas souvent!

Diriez-vous que les Suisses ne se rendent pas compte de ce qui les attend s’ils suppriment la redevance?
Il est difficile de se rendre compte de ce qu’on n’a pas vécu. Je ne critique pas du tout les gens qui pensent voter oui. Parce que cette redevance est chère pour les personnes à revenus modestes. Je com-prends leur agacement. C’est à mon avis la SSR qui n’a pas fait son travail d’introspection, et qui a mal communiqué, en partant de l’idée que le service public est un acquis. Elle n’a pas assez montré en quoi elle est utile. Et elle devrait bien sûr avoir un plan B. Je trouve irresponsable de dire aux citoyens que ce sera la fin du monde s’ils votent oui. Mais je ne pense pas que le service public disparaîtrait, parce que la Suisse ne peut pas se le permettre.

«Le débat serait encore plus virulent en France.»

L’initiative interdit clairement tout financement public de la radio ou la télévision…
Oui, mais vous avez voté oui le 9 février 2014 et que je sache vos frontières ne sont pas fermées. C’est le principe des intiatives: le système avale la décision populaire et revient dessus dans une sorte de compromis. J’espère que ça se passera de cette manière en cas de oui. Parce que la cohésion de ce pays ne tient quand même pas à grand-chose. Si le service public disparaît, quel lien restera-t-il avec les autres parties du pays? C’est ce qui m’inquiète. Vous avez un système politique stable, mais comment tiendra-t-il sans médias de masse? Comment la politique suisse, qui est très technique et concrète, c’est son honneur, pourra-t-elle fonctionner sans télévision et sans radio, alors que les gens achètent de moins en moins la presse écrite?

Si la France votait sur sa redevance, le débat serait-il très différent?
Je pense que ce serait similaire, et que beaucoup de Français voterait pour sa suppression parce qu’elle est trop chère, ou parce qu’ils critiquent le service public. Ce serait peut-être même plus virulent, parce que les grands médias français sont très parisiens. La grande majorité de la population française ne se reconnaît pas dans les radios et télévisions nationales. L’information régionale est très faible.

Si les Français votaient, ils seraient tentés de mettre fin à cette caste élitiste parisienne. Il y a beau-coup moins cette sensation en Suisse.

Charlotte Theile, Allemagne

EDITO: La campagne No Billag intéresse-t-elle vos lecteurs allemands?
Charlotte Theile: Oui, parce qu’il y a des discussions similaires en Allemagne, même sans votation. Quelle taille doit avoir un média public? Quelles doivent être ses prestations pour être considéré comme du service public? En a-t-on encore vraiment besoin aujourd’hui? Les chaînes ARD et ZDF observent de près le débat en Suisse.

Comment a débuté le débat en Allemagne?
Le discours de l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite – NDLR) sur les fake news et ce qu’ils appellent la presse de mensonges a certainement exercé une influence. Der Spiegel a aussi joué son rôle avec une couverture et un gros article critiquant les médias publics: trop d’influences politiques, une stratégie numérique peu claire, trop peu efficace – des critiques assez similaires à celles qu’on entend en Suisse. Il y a aussi naturellement la position néolibérale selon laquelle on ne doit payer que ce qu’on consomme.

«Il s’agit de savoir qui a le pouvoir d’influencer les opinions.»

Plus concrètement, que reproche-t-on à ZDF ou ARD?
Une vieille critique porte sur les structures qui ressemblent à celles de la fonction publique et sont loin d’être efficaces. De plus, les deux diffuseurs publics se font concurrence, produisant chacun ses émissions d’informations, ses magazines, etc. Je crois qu’en comparaison, la SSR est nettement plus mince.

Qu’est-ce qui vous a frappée dans le débat en Suisse?
Comment il a démarré extrêmement tôt, en tout cas dans la bulle médiatique. Tous les arguments ont été échangés, tout a déjà été dit par tout le monde. Dans la population, la discussion n’a vraiment commencé que récemment, avec l’entrée de la campagne dans sa phase la plus chaude.

L’éditorial pro-No Billag du rédacteur en chef de la NZZ a quand même suscité de nombreuses réactions, pas seulement dans la bulle médiatique…
Oui, ce texte m’a aussi paru irritant. Je crois que les abonnés de la NZZ sont justement des personnes qui appré-cient la radio et la télévision publiques. La NZZ et la SSR sont l’une comme l’autre des institutions riches en traditions et très suisses, chères au cœur d’une certaine couche de la population. A mon avis Eric Gujer est passé à côté de ses lecteurs.

Considérez-vous le débat sur No Billag comme un débat ordinaire avant une votation, ou percevez-vous des tonalités particulières?
Je crois que No Billag réveille chez les Suisses de très fortes émotions. Vu de l’étranger, il est intéressant de voir ce qui se passe, et quelles conséquences peuvent en être tirées pour son propre paysage médiatique.

Quelle est votre opinion personnelle à ce sujet?
Je vote contre No Billag parce que je vois la SSR comme un pilier important de la démocratie suisse. Il s’agit de savoir qui a le pouvoir d’influencer les opinions dans ce pays, qui informe – et sur quoi on n’informe peut-être plus. Ce qui ne veut pas dire que la SSR ne doit pas se réformer, ou que le montant de la redevance est adéquat.

Avec No Billag, c’est tout ou rien.
En effet, mais cet argument est vicieux. On aurait pu élaborer une contre-proposition raisonnable. On n’a pas voulu, sciemment – et c’est pourquoi je trouve un peu facile maintenant de dénoncer le caractère destructeur de l’initiative. Qu’on en arrive à un tel enjeu, à ce tout ou rien, ce n’est pas seulement la faute des initiants.

«Les Suisses sont si fiers de tout ce qui est suisse.»

Les initiants rêvent que cette votation envoie un signal dans toute l’Europe.
C’est possible. Si l’initiative est nettement acceptée, ce que je considère comme improbable, cela pourrait devenir un modèle pour des expériences de ce genre dans d’autres pays. Mais il peut aussi paraître effrayant de voir un paysage médiatique suisse très affaibli. Je ne cesse de constater à quel point les Suisses sont fiers de leur pays et de tout ce qui est suisse. Et c’est vrai que la SSR est incroyablement suisse. Je ne peux pas m’imaginer que les Suisses en arrivent vraiment à supprimer leur téléjournal, leur Arena, leur météo. Et les politiciens sont les premiers à aimer la SSR! Ils ne trouveraient nulle part ailleurs un tel temps de parole.

Une telle initiative pourrait-elle être acceptée en Allemagne?
Je crois que oui. C’est un sujet qui touche fortement et mobilise les personnes à revenus modestes. Avec un tel sujet on pourrait attirer aux urnes les gens qui en général ne vont pas voter, et qui souvent sont justement ces personnes à revenus modestes.

Ne tient-on pas en Allemagne au Tagesschau?
Si, les Allemands tiennent aussi à leurs émissions, à ARD, à ZDF, à rbb, à la radio hessienne, etc. L’identification aux programmes est grande. Des étudiants se retrouvent dans des bars et y regardent ensemble Tatort, ou les résumés sportifs, et les présentateurs de ces émissions représentent quelque chose pour beaucoup de téléspectateurs. L’avantage, en Allemagne, bien sûr, c’est qu’on peut produire pour un très large public et pas en quatre langues.

La SSR est-elle plus proche des gens en Suisse que ZDF en Allemagne?
En Suisse, chaque téléspectatrice ou téléspectateur est déjà passé à l’écran ou au micro de la radio. Cette participation est une vraie qualité. Chacun en Suisse alémanique connait au moins un voisin qui a pris part à l’émission Mini Beiz, dini Beiz. Ce n’est pas comme ça en Allemagne.

Que regardez-vous davantage, SRF ou ZDF?
Je regarde SRF par nécessité professionnelle. A titre privé je regarde les chaînes allemandes ou des émissions américaines. Et j’écoute souvent la radio suisse. Des amis en Allemagne me le disent aussi, ils apprécient par
exemple l’émission Echo der Zeit.

Votre commentaire

Veuillez remplir tous les champs.
Votre adresse e-mail n'est pas publiée.

* = obligatoire

Code de vérification *