La fin du Matin papier – 30.08.2018

«Plus rien ne sera comme avant»

La mort d’un journal de 125 ans, une deuxième grève après celle de l’ats, la recherche d’alternatives: notre retour sur les derniers mois du Matin papier.

Par Alain Maillard

Dix-huit mois après L’Hebdo, Le Matin. Même choc, même incrédulité. Quoi, dans un pays qui n’a jamais été aussi prospère, on ne peut pas entretenir un journal auquel on est attaché? Deux médias bien profilés, deux liants supracantonaux. Ironie du destin, la mesure chiffrée du drame est quasiment la même. Il y avait eu 36 suppressions de postes chez Ringier, il y a 36 licenciements chez Tamedia (dont 22 dans la rédaction). A en croire les rumeurs, le même choc pourrait encore se reproduire. Peut-être l’an prochain, probablement chez Tamedia.

Avec la mort du Matin, cependant, l’ampleur de la crise monte d’un cran. Plusieurs rédactions romandes font grève du 3 au 5 juillet. Ce n’est pas une première, l’ats a ouvert la voie quelques mois auparavant, mais cette fois le mouvement dépasse la rédaction touchée. Et ce n’est pas fini: un préavis de nouvelle grève est déposé pour le 3 septembre.

Dominique Diserens, secrétaire centrale chez impressum depuis 9 ans, a vécu là les moments les plus intenses depuis qu’elle travaille pour l’association professionnelle. Pendant plusieurs semaines, en juin-juillet, elle n’a fait que ça et n’a pu compter ses heures supplémentaires. Clairement, pour elle, ona franchi un cap. «Plus rien ne sera jamais comme avant. Ce qui est en jeu, c’est tout l’avenir de la presse. On peut parler d’un changement de paradigme.»

Bien sûr, on voyait venir. Fin 2017, le rédacteur en chef Grégoire Nappey déclarait devant la rédaction qu’il ne fallait pas se faire d’illusions, le journal sur papier allait bientôt mourir. «On vivait depuis longtemps dans un sentiment de sursis. Il n’empêche que c’est violent quand la fin prend réalité», commente-t-il aujourd’hui (lire aussi son commentaire de Grégoire Nappey).

Les chiffres que finira par donner Tamedia paraissent implacables: Le Matin perd un demi-million par mois, le lectorat est en érosion constante, 86% des exemplaires sont volés dans les caissettes. Le 7 juin, alrs qu’une procédure est ouverte devant l’Office vaudois de conciliation, l’éditeur zurichois annonce la fin du Matin au 21 juillet – juste après les grands festivals musicaux. Pardon: la «transformation» et le «développement» du Matin, selon la novlangue de la communication, en marque 100% numérique. La majorité des employés sont licenciés, une quinzaine resteront actifs pour le site.

Premier choc. Mais tout n’est pas encore perdu, le code des obligations prévoit une procédure de consultation, celle-ci est ouverte dès le lendemain. La délégation des rédactions et des syndicats crée des groupes de travail pour proposer des alternatives. Le 21 juin, elle transmet trois projets alternatifs: le maintien, avec des aménagements, de la version papier du Matin sans suppression d’emplois, une reprise du titre par la rédaction, avec le soutien d’investisseurs, ou un site doté de moyens nettement plus étoffés. Tamedia répond le 27 juindans un document de 22 pages. Toutes les propositions sont rejetées, au motif qu’elles ont déjà été étudiées et abandonnées.

Le conflit ouvert est cette fois inévitable. Quelques mois auparavant déjà, le principe d’une grève avait réuni une majorité de voix dans une assemblée des rédactions romandes du groupe. Les avocats confirment que la grève est légale, qu’elle ne brise pas la Convention collective de travail (CCT), un préavis est voté ce jeudi 28, puis confirmé par chaque rédaction et entériné à 88% le mardi 3 juillet.

L’éditeur n’a-t-il pas voulu ou pas pu y croire? Il ne réagit pas. Quand les rédactions du Matin, du Matin dimanche, de 24 Heures, de la Tribune de Genève débrayent ce mardi-là, laissant les trois quotidiens paraître en versions réduites (16 pages pour 24h et la TdG), selon divers témoignages, la direction de Tamedia est en état de choc le 4 juillet.  Patrick Matthey, porte-parole du groupe, le reconnaît aujourd’hui: elle ne s’y attendait pas. Craint-elle que ça ne fasse des émules dans tout le groupe? Dans un communiqué, la Commission du personnel alémanique du groupe exprime sa «solidarité illimitée».

La direction de Tamedia exprime sa colère dans de vifs échanges téléphoniques. Dans un communiqué, elle appelle à la fin immédiate de la grève, menaçant de résilier la Convention Collective de Travail et l’Accord Interne des Rédactions. La grève est solidaire mais inquiète, on voit des journalistes se prendre la tête dans les mains. Le combat devient vital, se dit alors Dominique Diserens.

Jusqu’où aurait-on été sans la proposition de médiation des Conseils d’Etat vaudois et genevois? L’éditeur l’accepte rapidement. Seulement pour stopper la grève? «C’était une démarche pertinente pour la suspendre», reconnaît Patrick Matthey. En échange, Tamedia dit suspendre les licenciements prononcés et renonce à toute mesure de rétorsion.Les rédactions votent alors la suspenion de la grève pour ce jeudi-là à minuit.

Avec encore un espoir de sauver le Matin et d’éviter les licenciements? «Je n’arrive pas à travailler si je n’y crois pas, confesse Dominique Diserens. Tout avait encore l’air possible. Mais pour la majorité d’entre nous, c’était surtout l’espoir de convaincre Tamedia de miser davantage sur lematin.ch.» Mais il apparaît rapidement qu’il n’y aura pas de miracle.

La dernière semaine du Matin, se souvient Thierry Brandt, chef d’édition, «est terrible, navrante et triste. Cette matière qui est tellement vivante en tant que journaliste, que l’on a tellement de plaisir à raconter pour les lecteurs, est morte. En tant que chef d’édition, j’ai l’impression d’envoyer des feuilles mortes à l’imprimerie. C’était totalement désincarné et il n’y a plus de niaque. Nous faisons notre boulot car nous sommes des professionnels et par respect pour les lecteurs, mais il est désespérant de voir un titre s’en aller dans ces conditions.»

Le jeudi soir 19 juillet, un peu comme on débranche des instruments de survie, à la veille du dernier jour de production, un communiqué de Tamedia annonce brutalement son retrait de la médiation. Les Conseils d’Etat se disent «consternés». «Tamedia s’est engagé dans ce processus sans réelle volonté de proposer ou de devoir élaborer des solutions différentes de la stratégie initiale de l’entreprise.» Rédactions et syndicats soulignent que «vendredi dernier encore, Serge Reymond, directeur des médias payants, avait accepté une nouvelle séance début août. La perspective de devoir payer un mois de salaire supplémentaire aux quarante personnes licenciées a eu raison de ses fausses promesses. Alors même que Tamedia a fait 170 millions de bénéfices l’an dernier.»

Ce qui met Dominique Diserens particulièrement en colère, c’est de lire dans le communiqué de l’éditeur que «toutes les parties» ont accepté la fin du Matin imprimé. Les rédactions et les syndicats le démentent immédiatement dans un communiqué commun. La preuve qu’on était dans un dialogue de sourds ? Explication de Patrick Matthey: dans un message après la première semaine de médiation, le Conseil d’Etat avait informé toutes les parties que l’option d’une poursuite de la parution était abandonnée. Les pourparlers ayant continué sans que les rédactions y opposent un démenti, aux yeux de Tamedia cela valait acceptation. Dominique Diserens s’en tient au communiqué : les rédactions romandes n’ont jamais donné leur accord à la fin de la version imprimée du Matin, «elles y ont été contraintes par l’inflexibilité de Tamedia.»

  

Le premier éditeur en Suisse est-il donc devenu le fossoyeur et l’ennemi de la presse, comme le formule Thierry Brandt dans une interview à edito.ch? «Nous n’avons jamais voulu la mort du Matin, nous l’avons maintenu pendant 20 ans malgré les chiffres rouges. Et nous sommes attachés à nos marques, nous ne les supprimons pas comme Ringier l’a fait avec L’Hebdo», réagit Patrick Matthey. Mais comment justifier une exigence de 15% de rendement dans un secteur en crise? «On nous ressort toujours ce chiffre, ce n’est pas vrai, nous n’avons pas ce niveau d’exigence. Mais nous avons perdu 100 millions de recettes publicitaires sur tous nos titres en Suisse entre 2016 et 2017. Nous avons d’ailleurs trois autres marques dans les chiffres rouges.» Lesquelles? Bilan, Femina et la Tribune de Genève.

La grève reprendra-t-elle le 3 septembre? On voit mal, à ce stade, ce qui l’éviterait. Si elle a lieu, tout indique que la réaction de l’éditeur sera virulente. De part et d’autre, le climat est manifestement à l’amertume et la méfiance. Plus rien comme avant… Et il reste à voir si les négociations pour un plan social, qui devraient reprendre devant l’Office cantonal vaudois de conciliation et d’arbitrage, pourront se dérouler dans ces circonstances (voir encadré sur les chômeurs).

Le groupe de travail qui planche sur la relance d’un quotidien romand populaire sur papier, qui porterait un autre nom, disposerait de l’intérêt de plusieurs investisseurs. Mais que faire que Le Matin ne faisait pas, lui qu’hélas plus grand monde n’achetait? Thierry Brandt, néanmoins, veut y croire: «Si j’ose dire, cette crise est l’une de nos «grandes chances». Il existe vraiment des idées pour recréer quelque chose en Suisse romande, avec un centre de décision romand et une sorte de petit pôle de presse dont ce nouveau quotidien populaire pourrait être la première étape.»

Un commentaire significatif a été publié sur le site du Matin: «Si ce journal est si formidable, pourquoi ses journalistes n’ont-ils pas créé une entreprise et racheté ce fonds de commerce, comme tout entrepreneur normal qui prend des risques? Ils auraient l’occasion de sortir de leur léthargie de fonctionnaires et de connaître le stress et le « bonheur » d’être patron…. pas facile souvent.» Léthargiques, les journalistes? C’est mal les connaître.

A. M.

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