Actuel – 14.02.2019

«Sans médias, la vie politique est volatile»

Pour le politologue zurichois Daniel Kübler, auteur d’une étude sur les médias locaux et la participation politique dans les communes, la crise de la presse est dangereuse pour la démocratie. Entretien.

Par Nina Fargahi

EDITO: Comment vous informez-vous?

Daniel Kübler:  J’ai un abonnement papier à la NZZ et je lis 20 Minuten dans le train. Autrement j’écoute les radios locales, ainsi qu’Echo der Zeit (émission radio quotidienne à 18 heures sur SRF 1 et SRF 4). Mais je n’ai pas la télévision.

Dans votre étude publiée en juin, vous avez examiné l’influence du journalisme local sur la participation politique. Vous constatez que moins les médias traitent la politique locale, moins les citoyens votent dans les communes. Peut-on dire que la démocratie n’est pas possible sans les médias?

Oui, on peut le dire comme ça.

Pourquoi le journalisme est-il si important au niveau communal?

Le journalisme est important à tous les niveaux, mais l’impact se manifeste d’abord au niveau communal, parce que c’est souvent dans le journalisme local qu’on économise en premier.

Mais il existe maintenant de nombreux journaux régionaux en ligne, comme Prime News à Bâle, Die Ostschweiz, et d’autres.

Peu importe que l’information soit diffusée en ligne ou sur papier. Nous avons aussi pris en compte les médias en ligne dans notre étude. Peu importe de quelle manière les informations atteignent le public, il s’agissait de voir si elles sont encore produites.

Les nouveaux médias locaux en ligne et les autres canaux numériques ne remplacent donc pas les journaux imprimés?

Si c’était le cas, nous n’aurions pas trouvé cette corrélation entre la couverture locale de l’actualité et la participation politique. Empiriquement, nous n’avons constaté aucune compensation au déclin du journalisme local.

En quoi ne suffit-il pas que les habitants d’une petite commune soient informés des nouvelles locales par un journal communal?

Le journalisme local, c’est autre chose que la propagande de l’administration. Celle-ci n’intéresse pas les gens. On ne lit pas un journal régional pour le dernier discours du syndic ou du maire, mais parce qu’on espère y trouver une couverture vivante et critique de l’actualité locale. De plus, il y a des communes où le journal communal rivalise avec la presse locale pour  les quelques annonceurs du coin.

Comment peut-on soutenir le journalisme local?

Des communes pourraient par exemple unir leurs forces pour créer une fondation qui soutiendrait le journalisme local, sans exercer une influence sur les contenus rédactionnels.

«Nous n’avons constaté aucune compensation en ligne au déclin du journalisme local.»

Des citoyens ne devraient-ils pas eux-mêmes prendre des initiatives, lorsque la couverture des nouvelles locales diminue ou disparaît?

C’est illusoire. Le journalisme local est un «bien méritoire»: quand il est là, vous le lisez, et quand il manque, vous ne réalisez pas que vous en avez vraiment besoin. Mais la plupart des gens ne sont pas prêts à payer pour ça.

Entre les principaux éditeurs, qui fusionnent et centralisent de plus en plus les rédactions, Christoph Blocher essaie de combler les lacunes en rachetant des journaux régio­naux.

S’il fait en sorte que les titres locaux ne disparaissent pas, c’est à saluer.

Toutefois il les utilise en sa faveur et probablement moins parce que le sort du journalisme local lui tient à cœur.

Il ne peut pas faire de ces journaux locaux des tribunes de l’UDC, ça n’intéresse absolument pas les gens. Si ces journaux veulent être lus, ils doivent répondre aux intérêts et aux préoccupations de leurs lecteurs.

Dans l’actualité médiatique de ces dernières semaines, il y a l’annonce de la suppression de 200 emplois à plein temps chez CH Media (qui réunit les publications du groupe AZ Medien et les publications régionales de la NZZ). Peu de temps auparavant, on apprenait la suppression de la TagesWoche de Bâle. Quel est l’impact de telles nouvelles sur la vie publique?

La vie politique devient de plus en plus volatile. Pour des fonctionnaires, il devient plus difficile de savoir ce qui motive et intéresse les habitants de leurs communes. Ensuite, ils prennent des décisions qui peuvent susciter des incompréhensions dans la population. Comme l’a dit un jour mon collègue Kurt Imhof, il y a une «dés-publicarisation» de la politique locale. Pas dans les grandes villes comme Zurich, Berne, Bâle, où le débat public reste souvent animé. Le problème se pose dans les petites communes. J’habite à Horgen, mais je suis mieux informé de ce qui se passe en ville de Zurich.

«Je pense que les journalistes de 20 Minutes sont conscients de leurs responsabilités.»

Il y a aussi beaucoup de gens maintenant, des expatriés par exemple, qui n’ont pas de liens réels avec leur lieu d’habi­tation.

Les conditions de vie dans l’environ­nement immédiat nous concernent toujours. Les expatriés sont encore plus dépendants des informations locales car ils ne connaissent peut-être pas encore la population de la commune et souhaitent par exemple savoir comment fonctionne le système scolaire là où ils habitent.

Qu’avez-vous à dire sur le fait que 20 Minuten/20 minutes, d’après le Monitoring médias Suisse, est le média qui a la plus grande influence sur l’opinion en Suisse?

Vous pouvez trouver ça bien ou pas. On peut se demander pourquoi la SSR, diffuseur public, n’est pas ce principal média d’intégration. Je pense que les journalistes de 20 minutes sont conscients de leurs responsabilités. La qualité de 20 minutes n’est pas si mauvaise.

Peu avant la votation, 20 Minuten a vendu sa Une à des annonces politiques, ce qui a suscité de nombreuses critiques. Le journaliste de Republik Mark Dittli a tweeté: «20min donne sa Une, avec son logo, à de la propagande politique contenant des déclarations avérées fausses et trompeuses. Et prétend ensuite que cela sert le débat public. Cela n’a aucun rapport avec la démocratie.» A-t-il raison?

Je n’ai pas vu cette annonce. Mais si la publicité était clairement reconnaissable en tant que telle, et ne pouvait pas être confondue avec le contenu éditorial, je ne vois aucun problème. Que l’annonce paraisse en première page, plutôt que plus loin à l’intérieur, je trouve qu’en effet c’est un peu spécial. Mais fondamentalement ça ne change rien.

Recommanderiez-vous le métier de journaliste à vos enfants ou à vos étudiants?

Oui, même si les temps sont durs, c’est un métier pertinent. Vous le voyez par exemple aux Etats-Unis, où la presse est massivement attaquée. Si le journalisme n’avait pas d’importance, il ne ferait pas autant paniquer les puissants.

Daniel Kübler, né à Heidelberg en 1969, est professeur associé en démocratie et gouvernance publique à l’Université de Zurich.

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