Actuel – 09.03.2018

«Un obstacle dangereux à la pratique du journalisme d’enquête»

Un reportage de l’émission Temps Présent sur les pratiques vinicoles de l’encaveur valaisan Dominique Giroud est jugé trop à charge et dénigrant par le Tribunal fédéral. Interview du producteur de l’émission, Jean-Philippe Ceppi.

Le reportage «Affaire Giroud, du vin en eaux troubles» de l’émission de la RTS, datant de 2015, a violé l’article 4 de la loi fédérale sur la radio et la télévision qui oblige à présenter fidèlement les événements, indique le TF dans une décision à laquelle Le Temps a eu accès. Le Tribunal fédéral confirme ainsi une décision de l’AIEP, l’autorité qui examine les plaintes en matière de radio-télévision.

«L’impression d’ensemble donnée par le reportage est celle d’un document à charge, qui met volontairement l’accent sur une personne en la présentant d’emblée et constamment sous un angle moralisateur et jugeant», indique encore la haute cour en jugeant le procédé «pas admissible venant d’un service public».

Un cas rare pour TP 

Selon Le Temps, c’est seulement la troisième fois en quelque cinquante ans d’existence que Temps Présent est condamné de la sorte. Et aucune condamnation n’est jamais entrée en force, le Tribunal fédéral ou la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ayant cassé les précédentes décisions.

Interview de Jean-Philippe Ceppi, producteur de Temps Présent

EDITO: Quelle est votre réaction en tant que journaliste par rapport à l’arrêt du TF ?

Jean-Philippe Ceppi: Je regrette cette décision du TF mais je la respecte évidemment. Elle introduit cependant un obstacle qui me semble incompatible avec la liberté de la presse et des médias dans un pays démocratique. En particulier, le TF impose à l’audiovisuel public dans le cas où un interlocuteur refuse de participer au reportage et de répondre aux questions qui lui sont posées, d’exposer tout de même son point de vue en son absence. Nous l’avons fait dans ce reportage au-delà, nous semble-t-il, de ce qui est exigible. Exiger plus encore de la part du diffuseur, comme le réclame le TF, m’apparait aller au-delà du praticable.

Cette jurisprudence fait courir le risque que n’importe quel interlocuteur sollicité par les médias et qui pratique la politique de la chaise vide contraigne ainsi le média à renoncer à son sujet, de crainte de se faire condamner. Cela me semble aller beaucoup trop loin, c’est même dangereux pour l’exercice de notre profession, donc pour le droit du public à être informé.

EDITO: «L’impression d’ensemble donnée par le reportage est celle d’un document à charge, qui met volontairement l’accent sur une personne en la présentant d’emblée et constamment sous un angle moralisateur et jugeant». Contestez-vous totalement ces reproches du TF ?

Jean-Philippe Ceppi: Quand bien même nous aurions eu un ton ou un angle qui déplaise au TF, même si nous avions fait la morale, cela ne me semble pas illégal, au vu de la surveillance des programmes. Où se trouve la distinction entre le regard critique, qui est le mandat d’une émission comme TP, et la discussion morale ? Est-il interdit désormais de faire preuve d’humour ou d’esprit satirique, même dans une émission de reportage comme Temps Présent ? Car c’est de cela, essentiellement, dont il s’agit dans cette émission : d’une narration particulière, originale. Nous le faisons parfois à TP, cela depuis des années.

«A titre personnel, je souhaite que nous recourions à la CEDH»

Quant à «l’impression d’ensemble», exprimée par le TF, je lis cette expression comme une appréciation, et pas tant comme une argumentation fondée sur le droit. Enfin, en l’absence du principal protagoniste, il est évident qu’il n’est pas aisé d’équilibrer les points de vue. Cela dit, le point de vue de Giroud est à chaque fois relaté, même en son absence.

EDITO: Regrettez-vous l’angle de votre sujet ? Y-a-t-il une autocritique à faire ?

Jean-Philippe Ceppi: L’angle certainement pas. Peut-être aurais-je dû, dans l’introduction de notre reportage, préciser que Giroud ne souhaitait pas participer au reportage car, et je le cite, il nous considérait, à priori, de mauvaise foi. Cela me semble être une construction intellectuelle un peu absurde, difficilement exigible des médias. Pour le reste, nous analysons actuellement les considérants du TF.

EDITO: Quelles sont les mesures que vous allez prendre suite à cette décision ?

Jean-Philippe Ceppi: Conformément à nos obligations, le reportage n’est pour le moment plus disponible à la diffusion, y compris sur nos plates-formes digitales.

EDITO: Allez-vous faire recours auprès de la CEDH ?

Jean-Philippe Ceppi: Nous allons étudier très sérieusement cette question, qui est une prérogative de la direction de l’entreprise. Nous avons six mois pour le faire. A titre personnel, je souhaite que nous recourions à la CEDH.

 

Sylvain Bolt

Sylvain Bolt

Journaliste Web pour Edito.ch/fr. Diplômé de l'Académie du journalisme et des médias de l'Université de Neuchâtel.

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