Photo : Julien Falsimagne/Editions Liana Levi

Actuel – 03.10.2022

Face à la guerre, l’humour noir

Le plus célèbre des auteurs ukrainiens, Andreï Kourkov, s’est engagé depuis le début de la guerre menée par la Russie de Vladimir Poutine, pour expliquer au jour le jour dans les médias la situation kafkaïenne que traversent son pays et les journalistes.

Par Gilles Labarthe

Il écrit des romans best-sellers, mais aussi des chroniques au vitriol : Andreï Kourkov a une trajectoire farouchement indépendante. Né en 1961 à Saint-­Pétersbourg, en Russie, dans une famille communiste, il vit depuis son enfance à Kiev, où il s’est passionné pour les langues étrangères (il en parle six, dont le français). Depuis son premier roman, entièrement autoproduit et paru en 1991, il a enchaîné les succès, comme avec Le Pingouin, paru en France en l’an 2000 et traduit en 36 langues : l’histoire à la fois drôle et angoissante d’un journaliste de Kiev grassement payé pour rédiger à l’avance les nécrologies de grandes personnalités (trop) proches du pouvoir, qui trouvent ensuite toutes la mort dans des circonstances mystérieuses… Président du PEN Club pour l’Ukraine – association internationale qui défend la liberté d’expression des écrivains menacés ou emprisonnés à travers le monde –, il était cette année l’invité d’honneur du festival « Etonnants Voyageurs », à Saint-Malo, en Bretagne. Interview.

Edito: Qui est Andreï Kourkov ?

Andreï Kourkov: Je suis un écrivain ukrainien de langue russe. Normalement j’habite à Kiev, mais pour le moment je suis réfugié à Oujhorod, dans la région des Carpates. Mais notre cœur est à Kiev, notre fils le plus jeune y vit toujours…

Vous êtes aussi chroniqueur et avez œuvré comme journaliste…

Après mes études j’ai commencé à travailler comme ­éditeur, j’ai fait des traductions, j’ai travaillé pour un journal des ingénieurs… Pendant mon service militaire à Odessa comme gardien de prison, j’ai commencé à ­écrire des histoires pour les enfants. Et à partir de la fin des années 1980, j’ai gagné ma vie comme scénariste, pour le cinéma. J’ai écrit plus de 20 scénarios pour des films, des documentaires et des séries TV.

Vous n’auriez pas écrit par hasard de scénario joué par Volodymyr Zelensky, du temps où il était encore acteur de série TV avant de devenir président ?

Non ! Ce n’est pas mon… style (rires).

Les journalistes ont la vie dure en Ukraine : surveillés, parfois assassinés suivant ce qu’ils ont publié… Vous évoquez la situation avec férocité… Pourquoi ?

Parce qu’après l’indépendance en Ukraine, les journa­listes se sont engagés dans de nombreuses activités, ­légales, mais aussi illégales. Beaucoup étaient payés pour écrire par les oligarques. Prenons justement comme ­exemple la production de films où jouait Zelensky : elle était financée par Ihor Kolomoïsky, peut-être l’oligarque le plus riche de toute l’Ukraine (ndlr : il est également propriétaire de la chaîne TV 1+1, fondée en 1995 et la deuxième la plus importante du pays, qui a ­ouvertement soutenu la candidature de Zelensky à la présidence en 2019). Kolomoïsky a depuis été accusé d’avoir détourné 5,5 milliards de dollars de la plus grande banque privée du pays, PrivatBank, avant sa ­nationalisation en 2016.

Kolomoïsky est impliqué dans un des plus grands scandales financiers du pays, sur lequel a enquêté l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), ONG d’investi­gation lancée par des journalistes internationaux. Ce type d’affaires n’est de loin pas un cas isolé…

Au début des années 1990, au début de l’indépendance (proclamée le 24 août 1991), il y en avait beaucoup, avec de véritables guerres entre différents groupes d’influence visant le pouvoir, guerres auxquelles bien sûr les journalistes participaient. Chacun des groupes possédait en ­effet des journaux à son service, des magazines, qu’ils ­payaient, et les journalistes devaient répondre aux ordres.

« Malgré la guerre, la presse reste libre en Ukraine, ce n’est pas comme en Russie. »

Andreï Kourkov

Depuis la révolution de Maïdan en 2014, des lois ont été adoptées sur la transparence des médias, l’accès à l’information et la protection des journalistes. Reporters sans frontières (RSF) note que la création du groupe audiovisuel public indépendant Suspilne, en 2017, a été « la plus emblématique de ces réformes », face à « l’emprise des oligarques qui possèdent toutes les chaînes de télévision nationale » et un secteur « sous la menace constante des forces russes »…

Oui, c’est désormais beaucoup plus, je dirais… « civilisé », aujourd’hui. Et malgré la guerre, la presse reste libre en Ukraine, ce n’est pas comme en Russie. Il y a beaucoup d’opinions exprimées, et dans différentes directions… Comme partout il y a bien sûr des fake news et des mani­pulations, mais… la situation a depuis évolué de manière plutôt positive.

En 2021, l’Ukraine était encore au 97e rang sur 180 dans le classement de RSF en matière de liberté de presse… Un exemple de pressions et de fake news ?

Depuis des années des fake news sont lancées, d’abord sur les réseaux sociaux. Elles circulent, mais sans être toujours reprises dans la presse. Par exemple, l’histoire selon laquelle le président Poroshenko (Petro Oleksiovytch Poroshenko, milliardaire et président du pays de 2014 à 2019) était coupable de la mort de son frère. Je ne connais pas en détail cette histoire, mais je sais que cette fake news a beaucoup fait débat…

Les journalistes sont-ils tombés dans le piège ?

Certains sites d’information ont partagé ce genre de ­rumeurs, mais personnellement, je ne les suivais pas. Ndlr : très médiatisé, Poroshenko était aussi le principal opposant de Zelensky. Il est depuis accusé d’avoir ­travaillé avec le richissime magnat prorusse Viktor Med­vedtchouk, proche de Vladimir Poutine, et d’avoir utilisé à l’époque des fonds d’Etat pour financer les séparatistes, ce qui est assimilé à un acte de « haute trahison ».

Poroshenko cherche aujourd’hui à prendre ses distances avec Poutine et à se refaire une image dans les médias… Les rivalités politiques, règlements de compte et retournements de veste sont violents en Ukraine, de quoi alimenter des chroniques…

Je tiens en effet un journal depuis l’âge de mes 15 ans. En 2014 on m’a demandé d’écrire un livre sans fiction, une sorte d’essai sur l’Ukraine, pour une maison d’édition autrichienne. Quand la révolution de Maïdan a commencé, j’ai proposé à mon éditeur de plutôt écrire un journal sur les évènements, pour expliquer diverses ­choses de la réalité ukrainienne. Donc j’ai écrit chaque jour un texte sur les évènements au quotidien. Ce livre a été publié, d’abord en allemand, puis en français sous le titre Journal de Maïdan.

« Mon roman parle des positions des séparatistes prorusses et de celles de l’armée ukrainienne. »

Andreï Kourkov

Et aujourd’hui, vos chroniques récentes dénoncent à la fois Poutine, la guerre, et certains travers de la présidence de Zelensky…

J’écris des articles personnalisés sur ce qui se passe en Ukraine, pour informer. Je les publie surtout dans la presse anglophone, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, dans des titres comme The Guardian, The Economist, Sunday Times, The Observer, New York Times… ­Je vais les assembler dans un nouveau livre, avec d’autres textes. Le tout devrait paraître en octobre ou décembre de cette année.

Votre dernier roman écrit avant 2022 vient d’être traduit en français. Il se situe au Donbass, en plein conflit et sous surveillance russe, et semble prémonitoire : de quoi parlent Les abeilles grises ?

C’est une histoire de la zone grise qui aujourd’hui n’existe plus, parce ce que ce territoire est maintenant occupé par l’armée russe. Mais la zone grise d’avant le 24 février 2022 avait la même longueur que la ligne de front, 430 kilomètres. Il y avait là des dizaines de villages qui étaient abandonnés, ou presque. Mon roman commence dans un de ces villages, sans électricité ni magasins, entre les positions des séparatistes prorusses et de l’armée ukrainienne, où seuls deux hommes sont restés. Ils sont ennemis d’enfance, ont des avis différents mais se retrouvent obligés de coopérer : l’un est retraité, et ­travaillait dans les mines, l’autre apiculteur, qui au ­début de la guerre défend ses abeilles et rêve de les ­ramener dans un territoire plus paisible.

S’il fallait trouver une belle fin à l’histoire tragique qui se déroule aujourd’hui en Ukraine ?

Bien sûr, la mort de Poutine. Et un changement dans la Fédération de Russie. Mais il est très difficile d’imaginer un changement démocratique dans un pays où le peuple doit faire face à l’absence de liberté de presse et à l’impossibilité de protester son mécontentement envers les politiciens.

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