Actuel – 21.03.2022

Liberté de presse : « répondre à l’asymétrie »

Depuis le début de l’offensive armée décidée par Moscou contre l’Ukraine fin février, des sanctions visent les médias russes et en représailles, occidentaux. Bilans et perspectives.

Par Gilles Labarthe

Une des premières victimes de la guerre, c’est toujours la vérité ». La formule a été rappelée lors du débat organisé le 9 mars au Club suisse de la presse, autour des sanctions économiques de l’Union européenne (UE) contre la Russie — sanctions reprises par la Suisse, éclairant d’un jour nouveau le principe de neutralité. Qu’en est-il des sanctions sur le terrain des médias ? Nous assistons depuis le début du conflit à une « guerre de l’information est des images », avertit Eric Hoesli, journaliste et, depuis 2021, président du conseil d’administration du Temps. Et la bataille ne fait que commencer, sur plusieurs fronts.

Exemple ? La décision annoncée le 27 février par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen d’interdire la diffusion des chaînes TV et radios gouvernementales RT (Russia Today) et Sputnik, ainsi que leurs réseaux. Une décision très contestée, y compris par les milieux professionnels — comme en France, le Syndicat national des journalistes et Reporters sans frontières (RSF). Elle fait courir le risque de rétorsions du côté de Moscou. D’abord, sur les médias d’information russes.

Vocabulaire choisi

RSF le déplore : le Kremlin a, dans la foulée, promulgué le 4 mars dernier un amendement sanctionnant de quinze ans de prison les journalistes qui ne s’inclinent pas devant la propagande russe, au nom de la lutte contre les « fausses informations ». « Interdiction leur est faite de parler de guerre contre l’Ukraine. Le gouvernement russe n’autorise que l’expression « opération militaire spéciale » (opération se déroulant selon les plans prévus depuis Moscou), la diffusion de sa propagande et de ses éléments de langage.

RSF liste ainsi les premières victimes: Nastoyaschee Vremia, chaîne de télévision en ligne fondée par le média américain Radio Free Europe/Radio Liberty ou encore le média d’opposition The New Times et même un journal étudiant, Doxa. Mis sous pression, des médias emblématiques du journalisme russe indépendant comme Dojd (« La Pluie », ndlr) et la radio Echo de Moscou se sont résolus à cesser leur activité ». Quant à Novaïa Gazeta, ce titre considéré comme bastion de la liberté de presse et parmi les plus critiques envers le gouvernement s’est résolu la mort dans l’âme à retirer d’internet ses archives sur l’Ukraine, pour éviter de devoir mettre la clef sous le paillasson…

Quelles sources ?

Cet amendement du Kremlin a aussi d’autres effets, pour les correspondants sur place : « les journalistes occidentaux qui craignent maintenant de se retrouver frappés par la législation spéciale d’information de guerre », relève encore Eric Hoesli. Ce qui ne fait « qu’aggraver notre difficulté, et la difficulté générale du public, de discerner ce qui fait partie de la guerre de l’information — et les exemples abondent, tous les jours, de part et d’autre — et ce qui fait partie de l’information réelle, extrêmement difficile à obtenir, par exemple pour savoir ce qui se passe vraiment, sur le terrain, à quel endroit et comment ».

Dès lors, à quelles sources s’informer ? Interrogé à ce sujet, Paul Dembinski, Directeur de l’observatoire de la finance et professeur à l’Université de Fribourg, explique privilégier les informations qu’il reçoit depuis plusieurs sources « en Ukraine elle-même », consulter « des services de presse qui viennent de Pologne et de pays de l’Europe de l’est » et suivre l’actualité telle que couverte par les quotidiens, « mais peu dans les réseaux sociaux, où la vérité est encore plus difficile à identifier : tout s’emmêle, « surtout quand on essaie de donner une expression chiffrée ou territoriale. Mais c’est la situation dans laquelle nous devrons évoluer dans les prochains mois ».

En Suisse romande, Le Temps a pour sa part fait le bilan le 14 mars auprès de ses lecteurs, pour expliquer comment le quotidien raconte l’Ukraine, et propose « une information sérieuse, pertinente et riche ». Une couverture qui doit beaucoup à Boris Mabillard et Stéphane Siohan, les deux correspondants de la rédaction en Ukraine.

De nombreux médias internationaux comme la BBC ont aussi mis en place des rubriques de fact-checking spécifiquement dédiées à la guerre en Ukraine, permettant de démentir certaines versions officielles.

Or, Moscou a anticipé la riposte et créé le jour de l’invasion de l’Ukraine son propre site de fact-checking, WarOnFakes.com, d’abord actif sur la messagerie Telegram, puis Twitter… Sur les réseaux sociaux, la propagande russe reste très présente en Europe, malgré les sanctions : RT et Sputnik ont déjà réussi à les contourner en diversifiant leurs canaux de diffusion, notamment via des sites partenaires, les réseaux sociaux et les blogs. Si RT et son fil Twitter ont effectivement été bloqués depuis dans l’Hexagone, les contenus de RT France sont toujours accessibles sur une dizaine d’autres canaux. Ils restent aussi diffusés sans problème en Suisse.

Verrouillage complexe

A Berne, le porte-parole de l’Office fédéral de la communication (OFCOM) Francis Meier rappelle que « l’introduction des sanctions en Suisse relève de la compétence du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). Si la Suisse suit l’exemple de l’UE et introduit des blocages de sites Internet, les blocages seront probablement conçus techniquement de façon à bloquer les noms de domaine des sites en question ».

Toutefois, un verrouillage complet paraît complexe à réaliser, surtout s’il n’exclut pas la migration de la propagande sur d’autres supports : « En Suisse, les sites Internet ne sont pas bloqués pour le moment, mais certains contenus ne sont plus mis à disposition par leurs propriétaires. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, certains fournisseurs suisses comme Swisscom et Salt ne proposent plus certains programmes sur leurs plates-formes TV. De plus, des plateformes Internet étrangères, comme Youtube par exemple, ont retiré certains contenus de leur offre. Mais il est probable que les propriétaires des sites web concernés changeront de nom de domaine, la liste de noms de domaine à bloquer devrait être dynamique… ».

Sanctions, blocages ou pas, l’enjeu est peut-être ailleurs. A Genève, le secrétaire général de la section suisse de RSF Denis Masmejan se dit lui aussi « critique quant aux mesures annoncées par la Commission européenne à l’encontre de RT et de Sputnik » en raison des principes « de rétorsion contre les médias occidentaux en Russie, qui se sont matérialisées dans les faits depuis. La balance entre les bénéfices et les risques de cette décision est donc déséquilibrée ».

Imposer des conditions

Plutôt que de sanctionner, Denis Masmejan soutient une alternative : « Nous avons proposé au début de cette année, avant le début de la guerre en Ukraine et sans lien direct avec la situation de l’information en Russie, un mécanisme de réciprocité pour répondre à l’asymétrie en matière de liberté de l’information entre les régimes autoritaires qui contrôlent l’information et les pays démocratiques. Nous proposons que les médias liés à des régimes autoritaires disposent dans les pays démocratiques des mêmes droits mais aussi des mêmes devoirs que les autres médias — ce qui n’est actuellement pas le cas pour l’audiovisuel. Cette égalité de traitement serait conditionnée à des garanties que les régimes autoritaires seraient astreintes à fournir en vue d’une ouverture raisonnable de leur espace médiatique à des diffuseurs démocratiques ».

Une alternative séduisante sur le temps long, mais qui nécessitera de multiples contrôles et négociations entre les divers acteurs concernés. Dans l’immédiat, face à la propagande russe et pour corriger sans tarder cette « asymétrie », une autre opération plus rapide est en cours depuis le siège de RSF à Paris : baptisée Collateral Freedom, elle vise à contrer la censure de sites d’information indépendants en Russie. Avec l’aide de hackers expérimentés, RSF vient ainsi d’annoncer le 11 mars le déblocage de Meduza.io, présenté comme « le plus important site d’information en exil ». RSF appelle d’autres médias russes bloqués par Moscou « à se manifester afin de pouvoir eux aussi être remis en ligne ».

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