Actuel – 30.09.2019

La technologie au service du journalisme

Titus Plattner occupe aujourd’hui une fonction «à part» au sein du groupe Tamedia : penser l’innovation. Mais il reste un journaliste d’enquête et se veut un passeur entre technologie et information.

Par Jean-Luc Wenger

Titus Plattner doit son prénom d’empereur à ses parents trilingues allemand-français-italien qui ont choisi une forme courte, prononçable dans toutes les langues du monde. C’est réussi! Il a grandi entre la banlieue de Berne, Sion et Saint-Maurice, étudié à Lausanne et Fribourg et se déplace aujourd’hui plusieurs fois par semaine sur l’axe Lausanne-Berne-Zurich.

Il a effectué un stage de journaliste «mixte». D’abord comme pigiste pour le quotidien valaisan Le Nouvelliste, le parfait bilingue se souvient de son tout premier papier : la traversée des Alpes par des lamas. Rapidement survient l’affaire de Loèche-les-Bains. Un peu par hasard, le tout jeune homme a des informateurs de premier plan et détaille comment le président de la commune mène son village à la faillite. «Ça m’a plu de gratter, de fouiller», sourit le journaliste.

Parallèlement ses études en Science politique à l’Université de Lausanne, il fait des remplacements au défunt Nouveau Quotidien où il s’occupe de choisir des éditos du monde entier et de les traduire.

Il passe ensuite un stage dété à l’émission Forum de la radio RTS ou écrit pour L’Hebdo, sans jamais vraiment effectuer un stage RP «classique». C’est au Temps qu’il validera ses multiples expériences en obtenant le statut de RP. Après un retour remarqué à L’Hebdo, c’est Dimanche qui le débauche pour en faire son responsable de la rubrique politique suisse.

En avril 2012, Titus Plattner fait partie de l’équipe qui crée la cellule enquête du groupe Tamedia regroupant des Alémaniques et des Romands. Basée à Berne, ladite cellule emploie huit professionnels chevronnés et un stagiaire. «Les trois-quarts de l’équipe ont déjà reçu un prix de journalisme d’investigation », relève le Vaudois d’adoption. Pour lui, la création de ce groupe montre la volonté de l’éditeur de défendre l’intérêt public, par des enquêtes notamment. Et puis, les statistiques prouvent que ce genre d’articles présente un très bon « taux de conversion ». « On peut convaincre les gens de s’abonner en produisant des articles de qualité », note ­Titus Plattner.

Transparence et humilité. La cellule enquête a sorti de très bons scoops, de ceux dont les enjeux font bouger les fronts. Par exemple celui de la pollution au radium en ville de Bienne, là où d’anciens ateliers d’horlogers recelaient un taux de radioactivité largement supérieur aux normes. Suite à ces révélations, la Ville a décidé d’assainir, le canton de Berne a pris des mesures et la Confédération enquête.

On ne citera que pour mémoire les « Panama Papers » ou les « Implant Files ». « Ce sont des thèmes importants, on devrait pouvoir mieux faire comprendre au lecteur la valeur ajoutée, mieux vendre nos scoops, on ne communique pas très bien », remarque Titus Plattner. « Nous devons à la fois être plus transparents et plus humbles et, surtout, être ouverts à la critique, être prêts à se remettre en question, sans se coucher. D’ailleurs, Tamedia est l’un des rares à avoir les reins suffisamment solides pour se le permettre. » Pour lui, la cellule enquête est un laboratoire. « Nous pouvons prendre plus de temps, nous pouvons enquêter sur des sujets que d’autres n’auraient pas les moyens de traiter. »

Titus Plattner occupe actuellement deux fonctions différentes au sein du groupe de presse Tamedia. S’il travaille toujours comme journaliste d’investigation dans la cellule enquête à 30%, le reste de son temps est consacré au développement et à l’innovation. « Je me trouve à la frontière entre la technologie et le journalisme », se réjouit-t-il. ­Selon lui, le meilleur journalisme ne suffit pas s’il n’est pas épaulé par la meilleure technologie, y compris celle qui permet de produire la meilleure information possible. « Dans ce domaine, le retard en Suisse concerne surtout la diffusion de l’information. Pour la production d’information avec le soutien de la technologie, Tamedia est par exemple clairement à lavant-garde. »

« Nous devons à la fois être plus transparents. »

Basé à Lausanne, Titus Plattner se rend aussi souvent à Zurich – à la direction du groupe – qu’à Berne où est installée la rédaction de la cellule enquête. Evidemment les technologies simples et efficaces de communication entre les différents sites lui permettent d’éviter les déplacements, lui qui préfère ne pas passer trop de temps en séances. Evoquant la pseudo-dépendance à Zurich, le journaliste explique qu’il ne s’agit plus simplement de reprendre un bon article du Tages-Anzeiger. « Il faut l’adapter, le réécrire. Là, nous avons encore une marge de progression. »

Un robot journaliste. Il salue l’effort de formation dans le groupe Tamedia. « Il y a certes de moins en moins de journalistes mais ils sont de plus en plus qualifiés. » Chaque année, Tamedia envoie cinq ou six journalistes et deux ou trois cadres se former à l’Université de Columbia à New York, ils diffusent ensuite leur savoir-faire dans le groupe. « C’est utile, ça fait avancer », indique celui qui a bénéficié des cours de la John S. Knight Journalism Fellowships de l’Université de Stanford, aux Etats-Unis.

Il est parti en été 2017 s’installer à Stanford avec sa femme et ses deux enfants. « Une vraie aventure familiale », sourit-il. « Nous étions six étrangers et une dizaine d’Américains à avoir été sélectionnés sur dossiers. » Au cœur de la Silicon Valley, l’un des endroits les plus chers au monde, un tiers des habitants travaille pour les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), un autre tiers pour leurs fournisseurs.

« Les petites mains, les jardiniers ou les femmes de ménages, ne peuvent pas habiter dans la région et voyagent deux fois deux heures par jour pour venir travailler. D’autres habitent dans des camping-cars au bord de la route. Ces énormes disparités sont extrêmement choquantes », reconnaît Titus Plattner. « Mais il existe de gros moyens, l’état d’esprit est très différent de celui qui règne en Europe. En Suisse, on lance trois projets pour en garder deux. Là on en lance dix pour en retenir quatre. » C’est cet état d’esprit qu’il envie d’insuffler et il n’est pas le seul.

En fait de cours à l’Université, il s’agissait surtout de générer des idées, une pratique très en vogue. « C’est stimulant de travailler en groupe avec des étudiants brillants. Tu peux ­réfléchir sans contrainte, tu n’as pas un client qui aurait des exigences. Au final, il faut convaincre même si ça peut prendre du temps. » Le Financial Times, par exemple, emploie quatre personnes dans cette fonction. Titus Plattner échange avec eux tout comme avec les gens d’ABC Australie, par exemple. « Il y a un vrai échange, un vrai partage. Tamedia a changé. Nous pouvons avoir un concept et laisser quelqu’un d’autre le mettre en place. Et réciproquement », glisse le chef de projet.

Il a développé pour le groupe Tamedia le projet Tadam. « J’ai beaucoup appris en y participant. Tadam doit être recentré, car ça n’a pas marché aux débuts. Mais il permet, par exemple, d’archiver des images de manière à les retrouver de manière intuitive. » Pour lui, il ne s’agit évidemment pas de remplacer le filtre humain mais uniquement la partie répétitive et laborieuse de la recherche de photos pertinentes. « Il y a bien sûr une économie de temps, mais aussi une augmentation de la qualité. »

On doit à Titus Plattner, entre autres, le lancement il y a une année de Tobi, le robot journaliste de Tamedia qui propose les résultats, commune par commune, les dimanches de votations. « C’est un long processus, mais les premiers retours de lecteurs sont positifs. »

Pour lui, le grand défi de la presse locale et régionale est avant tout technologique. « Les gens sont prêts à payer pour une bonne information, mais ne débourseront pas forcément trois ou quatre fois pour un abonnement. » Titus Plattner en appelle à un regroupement des forces. Pourquoi les « petits » ou les « nouveaux » médias sont-ils incapables de travailler ensemble, se demande-t-il. « Beaucoup de gens voient des initiatives comme Bon pour la tête, Heidi.news ou Vigousse, comme sympa et importantes. Mais seulement très peu sont prêts à s’abonner à tout. »

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