LIBRES – 28.12.2015

Le prix insidieux de l’indépendance

Les libres constituent un quart des journalistes et photographes de Suisse. Leur sort s’est-il péjoré? Pour rappeler leurs droits, un vade-mecum vient d’être distribué aux employeurs romands.

Par Aline Jaccottet

Des «partenaires» qui apportent «une plus-value utile et pertinente» et dont le «statut particulier mérite d’être mieux reconnu et considéré»: voilà qui pourrait mettre du baume au coeur des journalistes et photographes libres. Leur sort fait l’objet d’un vade-mecum élaboré par la Commission paritaire, composée de cinq membres d’impressum et cinq représentants des éditeurs. En l’absence de convention collective de travail (CCT) en Suisse alémanique et au Tessin, la démarche n’a pu être menée qu’en Suisse romande.

Distribué mi-novembre à la cinquantaine de publications membres de Médias Suisses, ce texte d’une dizaine de pages énumère les droits des journalistes et des photographes libres ainsi que le cadre dans lequel la collaboration se déroule. «C’est un moyen de rappeler des dispositions importantes. Elles ont force de loi pour les éditeurs», affirme Daniel Hammer, secrétaire général de Médias Suisse, qui a participé à l’élaboration du document.

Michel Bührer, président des Journalistes libres romands (JLR), aurait voulu aller plus loin. Il affirme demander «depuis dix ans» qu’impressum vérifie dans les rédactions si les barèmes minimaux fixés par la CCT sont respectés. De son côté, le syndicat a refusé: il ne veut pas donner l’impression de faire une «descente de police», selon l’expression de sa secrétaire générale Dominique Diserens. «Certes, le vade-mecum que nous avons élaboré ne pourra pas rallonger des budgets serrés, mais il peut sensibiliser les rédactions aux problèmes des indépendants», plaide la juriste.

«Budget»: le mot qui fâche. Les libres sont en effet nombreux à dire que leur travail est rarement payé à la hauteur de leurs efforts. Le tarif à la journée, introduit il y a une vingtaine d’années, est parfois remplacé par un prix de 500 francs à la page qui «sort de nulle part», selon l’expression d’un journaliste. Sans compter qu’il peut être raboté si d’aventure, le texte est raccourci pour cause de mise en page imprévue.

Et les prix à la journée, lorsqu’ils sont respectés, ne tiennent pas compte des coups de fils passés avant de proposer un sujet. «Le dumping salarial est tellement généralisé qu’au fond, on s’en accommode», affirme un collègue dépité.

Les rédactions demandent toujours plus souvent un synopsis détaillant le projet, exercice qui peut prendre beaucoup de temps. Les frais sont rarement remboursés. Enfin, les fusions limitent le nombre des journaux auxquels revendre un sujet alors que les prix fabriqués historiquement tenaient compte de cette possibilité. «On se retrouve parfois à faire de la communication pour pouvoir écrire pour la beauté du geste», râle une consoeur.

Pression supplémentaire, la profession de journaliste n’étant pas protégée malgré le sas du RP qui permet d’être mieux payé, tout le monde peut s’improviser pigiste. En 2010, lorsqu’on leur a demandé si la CCT était respectée, seuls 38% des pigistes interrogés par les JLR ont répondu par l’affirmative. 45% affirmaient que la CCT n’est «jamais», «souvent pas» ou «pas toujours respectée», tandis que le 17% restant travaillait pour une presse non soumise à la Convention.

Lorsqu’on lui raconte cela, Daniel Hammer se montre étonné. «En huit ans, on ne m’a jamais appelé pour m’informer de violations de la Convention collective de travail, sinon Médias Suisses interviendrait. Il n’y a pas forcément volonté de nuire de la part de l’éditeur, peut-être des résistances ou des méconnaissances dans les rédactions?» Sébastien Devaux, responsable des ressources humaines pour Tamedia en Suisse romande, affirme qu’on ne lui a «jamais exposé de cas concret».

Dominique Diserens dit, elle, avoir été confrontée «à des refus de payement au motif que l’article ne convient pas, des violations du droit d’auteur, des retards dans les payements, des situations dans lesquelles j’ai aidé les journalistes à trouver une arrangement avec la rédaction». En revanche, «les journalistes ne nous consultent pas dans tous les cas où la CCT n’est pas respectée», note la juriste. Ainsi, les preuves manquent pour défendre les victimes.

Les raisons de cette réticence sont peut-être à chercher du côté des libres eux-mêmes. Il n’est jamais agréable de reconnaître que l’on est exploité, et il faut être bien informé pour réaliser que c’est le cas. Mais surtout, refuser de travailler à certains tarifs ou protester après coup, c’est risquer son gagne-pain. Et dans un contexte précaire, mieux vaut un travail mal payé que pas de travail du tout. La question des conditions de travail est d’ailleurs si délicate que tous les confrères et consoeurs contactés pour ce dossier ont insisté pour relire leurs citations, tandis que d’autres exigeaient un anonymat complet.

Ces appréhensions des libres, Sébastien Devaux les comprend, mais il ne les partage pas. «Si personne ne parle, rien ne peut changer. C’est comme si on criait au loup sans jamais le voir! Cela donne l’impression que les éditeurs nuisent intentionnellement aux journalistes. Leurs pratiques sont discréditées alors que certains agissent peut-être par méconnaissance», réagit le responsable RH de Tamedia Suisse romande. Pour lui, «respecter la CCT, c’est une question de responsabilité sociale et de réputation». Et de rappeler l’importance des libres pour les rédactions, un large réseau sur lequel s’appuie Tamedia pour enrichir le contenu de ses publications et mettre en valeur des idées originales.

Dans ces conditions, on pourrait croire que le sort d’indépendant est réservé à une poignée de téméraires résignés à se nourrir de pâtes à la sauce tomate. Pourtant, le cours «Freelance: se vendre et se défendre» donné au Centre de formation au journalisme et aux médias (CFJM) ne désemplit pas. Depuis cinq ans, Michel Bührer y donne des conseils à des curieux qui rêvent de journalisme, à des salariés qui rêvent de liberté et à des libres qui rêvent de mieux s’assurer.

D’autres indépendants avouent crouler sous les téléphones de collègues employés qui, «pressés comme des citrons», rêvent de prendre la poudre d’escampette. Jusqu’au secrétariat d’impressum où Dominique Diserens reçoit souvent des demandes d’informations. «Être libre reste attractif. En cas de licenciement, c’est une solution transitoire pour certains employés», relève-t-elle.

Liberté rêvée, si chère liberté. Menacée par les coupes budgétaires, les fusions et cette angoisse des lendemains qui tenaille aussi les salariés, son devenir semble bien incertain. A moins de la prise de conscience à laquelle invite le vade-mecum. Les libres sont des «partenaires qui méritent d’être traités comme tels», dit-il en introduction. Une manière d’appeler à la solidarité et au respect entre des professionnels qui tous, se battent pour vivre d’un journalisme de qualité.


 

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