Actuel – 23.09.2020

« Nous avons besoin de plus d’autoréflexion au sein des rédactions »

Comment promouvoir la diversité dans les rédactions ? Et pourquoi les journalistes cherchent-ils toujours à rapporter des expériences personnelles au lieu d’enquêter sur les causes structurelles du racisme ? Interview avec Ferda Ataman.

Intierview par Nina Fargahi

EDITO: Dans certaines rédactions, on entend dire que le mouvement Black Lives Matter (BLM) et tout le débat sur le racisme n’ont été que des modes passagères et qu’elles sont derrière nous. De nombreux médias en sont déjà revenus à leur fonctionnement ordinaire. Pourquoi ?

Ferda Ataman: Nous devons attendre un peu pour savoir ce qu’il subsistera de ce débat, car nous n’avions encore jamais autant discuté du racisme et de manière aussi approfondie. Mais bien entendu, comme après tout débat qui s’amorce subitement puis s’éteint, celui sur le racisme est déjà dépassé.

Pourquoi ce débat est-il déjà dépassé ?

Pour les médias, un sujet tire sa pertinence d’un événement d’actualité. Si ce « point d’accroche dans l’actualité » fait défaut, le sujet n’est pas considéré comme suffisamment important pour la plupart des créneaux de diffusion. Nous avons discuté du racisme dans de nombreux pays durant des semaines à cause d’un incident spectaculaire aux Etats-Unis. D’un point de vue médiatique, la logique suivante s’applique : le débat est désormais terminé, le sujet a été discuté à satiété, presque tous les médias en ont parlé à plusieurs reprises. Il n’y a donc plus que des reportages isolés sur le racisme anti-noir. Bien que le racisme fasse  encore partie de la vie quotidienne de nombreuses personnes.

Après l’assassinat de George Floyd, de nombreux responsables des médias ont été pris au dépourvu parce que leur méconnaissance du sujet est apparue. Que faut-il pour sensibiliser à ce domaine ?

Nous avons besoin de plus d’autoréflexion au sein des rédactions. Les journalistes devraient interroger leur propre profession et observer leur lieu de travail : combien de collègues noirs y sont présents ? Combien proviennent d’une famille d’immigrés ? Combien de numéros de téléphone d’experts trouve-t-on dans leur répertoire de contacts ? A quel point leur était-il facile de trouver des interlocuteurs pour parler de Black Lives Matter qui ne s’étaient pas déjà exprimés dans d’autres médias ? Ont-ils posé des questions d’ordre politique ou ont-ils pris l’option facile de poser des questions sur les expériences individuelles ?

En quoi le journalisme basé sur les expériences individuelles représente-t-il une solution de facilité ?

Car il ne requiert presque aucune préparation. Mais le racisme n’est pas un problème qui relève de l’expérience individuelle, mais bien plus de désavantages collectifs et de manque d’accès aux ressources. Ces aspects ne peuvent pas être abordés par le biais d’histoires individuelles. Pour cela, il faut des études et des experts qui puissent mettre en évidence la dimension structurelle du racisme. En ce qui concerne le journalisme, il faut s’interroger sur le point de vue selon lequel on présente l’actualité, et pas seulement quand on enquête sur le racisme. Les médias ont beaucoup à rattraper sur ce point.

« Ces rédactions monoculturelles portent souvent un militantisme pour le statu quo, de manière consciente ou non. »

Ferda Ataman

Pourquoi ce rattrapage dure-t-il tant ? On discute depuis longtemps de la diversité.

Il y a plusieurs raisons à cela. Les rédactions établies sont des institutions qui n’évoluent que lentement. Et la plupart des journalistes trouvent que le statu quo est dû à de bonnes raisons. Dans une enquête réalisée par l’association Neue deutsche Medienmacher, nous avons demandé à 122 rédacteurs en chef ce qu’ils pensaient de la diversité.

La plupart d’entre eux trouvent le problème légitime et important, mais personne ne souhaite entreprendre quoi que ce soit pour améliorer la situation. Vraisemblablement, ils considèrent toujours que ce qui est juste finit par s’imposer. Mais ce raisonnement ne tient pas sur la question de la discrimination structurelle. Certains ne disposent pas des mêmes chances au départ. Certaines personnes sont pleines de qualités, mais elles ne connaissent personne qui puisse les aider à chercher une place de stage. Ou alors ils ne sont pas pris en considération parce que certains responsables du personnel pensent, lorsqu’ils tombent sur un nom étranger, que le candidat ne maîtrise pas la langue nationale. Cela arrive même aux immigrés de seconde génération.

Le mouvement BLM a fourni une occasion de débattre du racisme structurel. Ainsi, nous devons adopter face aux médias la même démarche que face à la police : nous ne devons pas seulement parler des méchants racistes, mais aussi des personnes bien intentionnées qui ont toutefois intégré des stéréotypes racistes. Etre gentil ne met pas à l’abri du racisme.

Les professionnels des médias qui abordent en profondeur des sujets comme le racisme ou la violence policière sont souvent étiquetés comme « militants ». Pourquoi ?

Le public attend des journalistes qu’ils fassent preuve de distance professionnelle et de neutralité. Cette attitude est bien entendu légitime quand il s’agit de rendre compte équitablement de la concurrence entre deux associations d’élevage de lapins ou de rapporter des litiges avec impartialité. Mais en ce qui concerne des sujets comme le racisme, l’antisémitisme ou d’autres positions antidémocratiques, de nombreux journalistes spécialisés estiment que les opinions ne peuvent pas toutes être représentées de manière neutre et équilibrée. Je partage ce point de vue.

« Les journalistes devraient interroger leur propre profession et observer leur lieu de travail : Combien y a-t-il de collègues noirs dans ma rédaction ? »

Ferda Ataman

Il est intéressant d’observer d’où proviennent les accusations de « militantisme ». Car il est évident que personne ne va traiter de « militant » un journaliste qui regrette que la croissance économique ralentisse ou que le chômage augmente. Il y a un consensus à propos de ces thèmes. C’est justement à propos de positions antidémocratiques que certains remettent en cause ce consensus.

Que serait la première étape pour instaurer plus de diversité dans les rédactions ?

Le premier pas serait de diversifier les contenus. Si l’on veut mettre en place un programme diversifié, il faut commencer par le personnel. Pour proposer de nouveaux sujets et de nouvelles idées, il faut des personnes qui apportent de nouvelles perspectives. Après tout, il ne s’agit pas seulement d’équité ou d’une revendication morale et démocratique, mais simplement de fournir un bon produit médiatique. Pour tous.

Quelles sont les conséquences en matière d’objectivité journalistique si les rédactions sont surtout composées d’hommes et d’universitaires ?

Il y a différentes « objectivités ». Il y a d’abord l’objectivité professionnelle, qui consiste à considérer et à présenter un conflit du point de vue des deux parties. Et puis, il y a l’objec-tivité personnelle, que personne ne peut véritablement offrir.

Nous avons tous une identité, une histoire familiale, des pro-blèmes, des préférences et des points de vue qui nous sont propres. Cela suffit à démontrer qu’il n’est pas souhaitable que des perspectives différentes soient absentes des rédactions. Si celles-ci sont uniquement composées d’hommes issus de familles d’universitaires qui se retrouvent entre eux, certaines perspectives sur la société ne seront pas représentées. Ces rédactions « monoculturelles » portent souvent un militantisme pour le statu quo, de manière consciente ou non.


Ferda Ataman travaille à Berlin comme journaliste et essayiste. Elle est présidente de l’association Neue deutsche Medien-macher*innen, qui est la plus grande association de journalistes issus de l’immigration
au niveau national. En 2019, elle a publié le pamphlet «Hört auf zu fragen. Ich bin von hier» (« Arrêtez de poser la question. Je viens d’ici »).

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